Antisocial 2015

©

Je repensais au message laissé ce matin sur mon répondeur :

« Bonjour Monsieur Chelant. Ici la secrétaire du cabinet médical. Le docteur Raffasark souhaite vous rencontrer cet après-midi à quatorze heures pour des examens approfondis, suite à votre visite médicale annelle de la semaine dernière. N’oubliez pas de vous munir de votre carte mortale. »

Je m’étais alors empressé de prévenir mon patron. Malgré quelques jurons proférés à l’encontre de la médecine et de tous les gens qui travaillaient à son service, il avait accepté de m’accorder deux heures de liberté pour me rendre à ce rendez-vous, à la seule condition que je reste plus longtemps ce soir-là à mon poste de travail… pour rattraper le temps perdu.

« L’entreprise ne peut se permettre une baisse de productivité de ses ouvriers, dit-il pour justifier sa décision. Le temps, c’est de l’argent. »

C’était vrai. Je comprenais ses propos. Moi aussi j’étais sensible aux notions de coût, de productivité, de délai… car mon chef et moi avions le même diplôme : le bac plus cinq. Mais je n’avais trouvé qu’un travail de simple ouvrier, comme des centaines de milliers d’autres jeunes considérés comme surdiplômés et qui devaient se contenter d’un emploi de manœuvre pour survivre.

Je m’étais ensuite empressé de déjeuner. Quelques crudités transgéniques, une capsule de protéines synthétiques et de vitamines, et un yaourt à zéro pour cent de matières grasses. Puis j’avais sauté dans ma Totomobile – c’est ainsi que je surnommais ma voiture – et j’avais démarré en trombe.

Je me trouvais maintenant sur la route, perdu dans mes pensées.

« Que pouvait bien avoir révélé la visite de la semaine dernière ? Une maladie grave ? Une tumeur ? C’était bien la première fois que j’étais convoqué pour des examens complémentaires… »

Soudain, une alarme retentit et le tableau de bord de la Totomobile se mit à clignoter.

« Vous avez un message, entonna une voix féminine aux accents légèrement robotisés, voulez-vous l’écouter ?

— Bien sûr que oui, répondis-je d’un air grognon.

— Je n’ai pas compris votre réponse. Veuillez utiliser un timbre de voix différent et articuler distinctement chaque mot.

— Fichu programme de reconnaissance vocale, même pas capable de fonctionner correctement, rétorquai-je énervé.

— Le mot fichu ne fait pas partie du dictionnaire intégré à ma base de données. Veuillez employer un terme différent.

— J’ai dit  : « Oui ! Fais-le-moi écouter, ce message ! »

— Je vous mets en communication avec votre répondeur téléphonique. »

Un petit craquement se fit entendre.

« Bonjour, Monsieur Chelant. Ici le radar automatique numéro 729 831 de la gendarmerie nationale. J’ai le regret de vous annoncer que vous avez dépassé de deux kilomètres par heure la vitesse maximale autorisée pendant une durée de trente secondes. Par conséquent, la somme de cent cinquante euros vient d’être automatiquement débitée de votre compte bancaire. Veuillez vous arrêter immédiatement sur le bord de la route et procéder à un éthylotest. Si vous refusez d’obtempérer, votre compte bancaire sera immédiatement bloqué et un mandat d’arrêt sera lancé à votre encontre. »

Mieux valait obéir sur-le-champ. Je me rangeai sur le bas-côté sans couper le contact de la Totomobile et appuyai sur le bouton du tableau de bord représentant une bouteille et un chapeau pointu. Un éthylomètre électronique fut éjecté d’un petit compartiment, relié par un câble au tableau de bord. Je soufflai dedans. Deux secondes plus tard, la Totomobile reprit la parole :

« Félicitations ! Vous n’avez pas bu d’alcool. Vous allez pouvoir reprendre la route. Je me charge de transmettre le résultat de votre éthylotest à la gendarmerie nationale. »

Au bout de cinq secondes, une nouvelle alarme retentit et m’annonça l’arrivée d’un nouveau message. Après avoir confirmé mon souhait d’en prendre connaissance, la Totomobile m’en fit écouter le contenu :

« Bravo Monsieur, vous êtes un bon citoyen. Malgré votre excès de vitesse, vous étiez sobre. La gendarmerie nationale vous offrira par conséquent une réduction de cinq pour cent sur votre prochaine contravention. Nous vous invitons à rendre une petite visite à notre sponsor et fournisseur officiel d’uniformes, les collections Jean-Pierre Grotier. Jean-Pierre Grotier, leader des vêtements pour les professionnels et les particuliers. »

Ouf, le silence était enfin revenu. Cette histoire de pévé terminée, je pouvais reprendre la route… en prenant bien garde cette fois-ci de ne pas commettre à nouveau un excès de vitesse !

Il était 13 h 40 lorsque j’arrivai sur le parking du cabinet médical. Je mis quelques pièces dans le parcmètre, ce n’était vraiment pas le moment pour moi d’attraper une autre contravention. Mon petit salaire me permettait déjà difficilement de subvenir à mes besoins…

J’entrai dans la salle d’attente. Une dizaine de personnes de tout âge attendaient là patiemment. Je me dirigeai vers le petit appareil qui se trouvait à côté de la porte et y introduisis ma carte mortale.

« Tout est en ordre, me dit la machine en me rendant la carte. Vous pouvez vous asseoir. »

Deux minutes après mon arrivée, un autre patient fit son entrée dans la salle. C’était un vieux monsieur tout ridé qui tremblait de tous ses membres. Il s’avança difficilement en direction du siège le plus proche. Mais dès qu’il eut franchi la ligne verte peinte sur le sol, une voix retentit, sortant d’un petit haut parleur incrusté dans le mur :

« Veuillez insérer votre carte mortale avant de vous asseoir. »

Le vieux monsieur s’arrêta, sembla hésiter quelques secondes avant de revenir en arrière. Il sortit la carte réclamée de sa poche de pantalon et l’introduisit dans l’appareil en se grattant la tempe droite.

« Nous sommes désolés, mais votre crédit médical est épuisé, annonça l’appareil. Vous avez déjà coûté trop cher à la société. Nous vous invitons à rentrer chez vous et à ne plus jamais vous présenter dans un cabinet médical, un centre hospitalier ou une pharmacie. »

Une alarme retentit. Un homme en blouse blanche arriva en courant. Je reconnus le docteur Raffasark. C’était un petit homme brun aux yeux marron et à la voix nasillarde. En le voyant, vous ne pouviez vous empêcher de le comparer à un roquet. Il s’adressa au vieux monsieur, qui, la respiration haletante, s’était appuyé contre le mur de la pièce, visiblement sous le choc de ce qu’il venait d’entendre.

« Voulez-vous que j’appelle un taxi pour vous raccompagner chez vous ?

— Je n’ai pas récupéré ma carte mortale, répondit le vieux d’une voix toute tremblotante.

— Vous n’en avez plus besoin. Tout soin médical vous est désormais interdit. Vous avez déjà coûté trop cher à la sécurité antisociale.

— Mais j’ai encore besoin d’être soigné. J’ai de très graves problèmes de santé, continua-t-il en pleurant. Je ne veux pas mourir maintenant.

— Je suis désolé. Monsieur. La loi est ainsi faite, je ne peux rien y changer. »

Dans la salle d’attente, tout le monde se regardait, l’air un peu embarrassé. Un homme sembla sur le point de dire quelque chose. Mais il regarda vers un coin de la pièce, juste en-dessous du plafond, et sa bouche se referma. Je remarquai alors l’objet de toute son attention. Il s’agissait d’un petit œil de verre discrètement incrusté dans le mur… certainement une caméra de la marque « Grant Fraire » comme on en trouvait dans tous les lieux publics.

« Attention, Grant Fraire vous observe ! » avais-je lu un jour sur un mur tagué. Le lendemain, le mur avait été démoli.

Comme le médecin raccompagnait le vieil homme vers la sortie, le pauvre perdit connaissance et s’écroula sur le sol.

« Vite, appelons une ambulance ! » cria une femme d’un certain âge en sortant de sa poche un téléphone portable.

Le médecin la regarda  :

« C’est impossible. Madame. Qui paierait son hospitalisation ? De toute façon, sans sa carte mortale cette personne ne serait pas autorisée à entrer. »

Il attendit que le vieil homme reprenne connaissance, puis il appela un taxi. Je suppose que le pauvre monsieur rentra chez lui. Dans son état, il n’en avait certainement plus pour longtemps à vivre. Surtout sans soins médicaux. Riche, il aurait eu droit à une sépulture décente. Mais pauvre comme ses vêtements le confirmaient, son corps serait envoyé à l’usine de recyclage la plus proche et les quelques biens qu’il possédait seraient saisis et deviendraient propriétés de l’État.

J’attendis encore une heure avant que le docteur Raffasark ne me fasse entrer dans son cabinet.

« Asseyez-vous », dit-il en me montrant une chaise.

Ce n’était pas dans ses habitudes d’inviter ses patients à s’asseoir. En général, il me demandait plutôt d’aller me déshabiller dans la pièce voisine avant de m’ausculter.

« Je n’irai pas par quatre chemins », annonça-t-il d’un ton grave.

Il jeta un coup d’œil à sa montre. Je compris qu’il était pressé. Il devait vouloir rattraper son retard. De toute façon, tout le corps médical était débordé. Les médecins étaient trop peu nombreux. Ils exerçaient un métier désormais trop stressant, pris en étau entre des patients qui portaient plainte à la moindre petite erreur de diagnostic, et la sécurité antisociale qui traquait les arrêts en maladie jugés trop nombreux et les médicaments considérés inutiles… par des technocrates qui n’avaient pas la moindre connaissance en médecine. C’est pourquoi les étudiants désertaient la voie médicale et préféraient s’orienter vers des métiers jugés par le gouvernement en place plus porteurs d’avenir : policiers, agents de sécurité, gardiens de prison… au détriment également des hôpitaux, où la situation était catastrophique. Par décision gouvernementale, ils fermaient les uns après les autres. « Pour faire des économies », justifiait-on au sein des hautes instances politiques. Si bien que les hôpitaux et les maternités publiques étaient de plus en plus difficiles d’accès. Non seulement il fallait souvent parcourir de quatre-vingts à cent kilomètres pour atteindre l’établissement le plus proche, mais en plus celui-ci était bondé. Si une femme enceinte n’accouchait pas durant le trajet, elle risquait fort de mettre au monde son bébé dans un couloir de la maternité, par manque de salles d’accouchement et de chambres disponibles. Et si, blessé ou malade, vous deviez subir une opération chirurgicale, le soir même vous étiez déjà rentré chez vous, les hôpitaux ne pouvant plus se permettre de garder les malades en convalescence, par manque de place encore une fois. Pour bien se faire soigner, il fallait se rendre dans une clinique privée, mais ce genre d’établissement était réservé à l’élite, aux personnes très riches…

Le docteur Raffasark m’extirpa de mes pensées :

« Inutile de vous faire passer des examens complémentaires, les résultats de votre visite médicale sont suffisamment fiables et parlants. »

« Tiens, changement de programme », pensai-je en mon for intérieur. Le docteur a certainement été rappelé à l’ordre parce qu’il avait dépassé son quota d’examens médicaux, ce qui nuit à la bonne santé financière de la sécurité antisociale.

« Monsieur Chelant, je n’irai pas par quatre chemins. Inutile de vous cacher la vérité. Vous prendrez bien un chewing-gum antistress ? » me proposa-t-il en tendant son paquet.

J’acceptai volontiers. Il avait certainement une très mauvaise nouvelle à m’annoncer. D’ailleurs, lui même prit trois chewing-gums d’un coup avant de continuer.

« Vous êtes atteint d’une maladie grave, dont le secret médical m’interdit de vous dévoiler la nature. Vos chances de survie sous traitement médical sont estimées à cinquante pour cent. J’en ai bien entendu informé la sécurité antisociale, qui va entrer rapidement en contact avec vous pour discuter de la prise en charge de vos soins médicaux. Il s’agit de soins intensifs, qui doivent nécessairement être réalisés en milieu hospitalier. Je vous invite à m’appeler dès demain pour me tenir informé de la décision prise par la sécurité antisociale. Ainsi, je pourrai immédiatement vous diriger vers l’établissement approprié. »

Il se leva de sa chaise et me tendit la main pour me faire comprendre qu’il était temps de partir. J’eus à peine la force de la lui serrer, de me lever à mon tour et de quitter la pièce en prononçant un faible « Au revoir, docteur. »

J’étais interloqué par le diagnostic dont je venais de prendre connaissance. Je restai quelques minutes assis dans la Totomobile pour retrouver mes esprits avant de reprendre la route. Une fois de retour à mon travail, je me fis sermonner par mon chef :

« Une demi-heure de retard ! Te rends-tu compte de l’argent que tu viens de faire perdre à l’entreprise ? Tu travailles déjà si peu ici : quarante-cinq heures par semaine, ce n’est pas très rentable ! »

« Oui, quarante-cinq heures payées trente-cinq ! » pensai-je, sans toutefois le dire à mon chef. Il m’aurait rétorqué que lui, il travaillait bien cinquante heures sans jamais se plaindre. C’était la vérité. Il prenait lui-même cette initiative de travailler plus qu’on ne le lui demandait, de faire du zèle pour être certain de conserver son emploi. Mais son salaire était bien supérieur au mien, il pouvait faire quelques sacrifices supplémentaires… dont celui de ne presque plus voir sa femme et ses enfants. Je me mis au travail, pensant sans cesse à ma visite chez le médecin.

Le soir venu, je m’empressai de rentrer chez moi. Un message m’attendait sur mon répondeur téléphonique :

« Bonjour, Monsieur Chelant. La sécurité antisociale vous parle. Suite à votre visite chez le docteur Raffasark, nous avons le regret de vous annoncer que vos chances de survie sont insuffisantes pour que nous prenions en charge vos soins médicaux. D’autre part, après consultation de votre compte bancaire, il s’avère que vos ressources sont trop faibles pour que vous puissiez payer vous-même une hospitalisation avec des soins intensifs, aussi bien en hôpital public qu’en clinique privée. Toutefois, si vous appuyez sur la touche « avec le carré » de votre téléphone, vous serez mis en liaison avec votre banque pour étudier la possibilité d’un prêt médical. »

J’appuyai sur la touche en question. De toute manière, je ne voyais pas comment financer mon hospitalisation autrement qu’en empruntant.

« Banque Crédit Ruineux, que puis-je pour vous ? demanda une femme d’une voix suave et sensuelle.

— Bonjour Madame. Ici Brice Chelant. Je souhaite réaliser un emprunt.

— Très bien monsieur. Veuillez patienter une petite minute, je consulte l’historique de votre compte. »

Je l’entendis pianoter sur son ordinateur.

« Hum, vous n’êtes pas très fortuné, mais jamais à découvert, vous me semblez une personne sérieuse. Dans ce cas, notre banque vous aidera volontiers. Quelle somme désirez-vous obtenir ?

— Je ne la connais pas encore. Mais je pensais que vous étiez au courant, c’est la sécurité antisociale qui m’a mis en contact avec vous.

— Ah oui, j’ai reçu plusieurs e-mails cet après midi, et je n’ai pas encore eu le temps de les lire. Veuillez patienter. »

Je l’entendis pianoter à nouveau.

« Voilà, je l’ai sous les yeux. Je vous demande encore une petite minute. »

Cette fois-ci, je l’entendis reculer sa chaise, marcher et discuter au loin avec un homme. Trop loin pour que je puisse entendre la conversation. Un autre bruit de pas, plus lourd cette fois, et une voix rauque, une voix masculine, résonna dans mon écouteur :

« Mon très cher monsieur, je sais que vous êtes un client exemplaire du Crédit Ruineux, mais vous comprendrez sans aucune difficulté que nous ne pouvons prêter de l’argent à une personne qui sera probablement décédée avant de nous avoir totalement remboursés.

— Mais… c’est pour me soigner que j’ai besoin de cet argent. Pour rester en vie justement, et pouvoir ainsi vous payer mes dettes !

— Avec seulement une chance sur deux de survie ! Il s’agit là d’un pari trop risqué pour notre banque, et pour toutes les autres d’ailleurs. Je suis désolé, Monsieur Chelant, pour nous, vous n’êtes plus un client intéressant. Mais je transfère votre appel vers l’un de nos partenaires. »

Une sonnerie retentit :

« Mon pauvre monsieur ! Les pompes funèbres Lejoyeux Père et Fils compatissent à votre peine. Après examen des informations qui viennent de nous être transmises par votre banque, nous sommes en mesure de vous faire une proposition. Étant donné que vous ne disposez pas des moyens financiers vous permettant d’avoir accès aux soins nécessaires, savez-vous que vos chances de survie tombent à un pour cent ? Si donc vous ne souhaitez pas que votre corps soit envoyé en usine de recyclage à votre décès, nous vous recommandons de prévoir d’ores et déjà vos funérailles. Nous vous proposons notre forfait spécial smicard célibataire, qui comprend l’organisation des funérailles ainsi qu’un cercueil et une tombe, simples mais sobres. Il vous suffit d’appuyer sur la touche « étoile » pour réserver dès maintenant. Avec les pompes Lejoyeux Père et Fils, préparez votre avenir en toute sérénité ! »

Furieux, je raccrochai. Cette voix de robot dictée par un programme informatique m’énervait franchement. À trente-cinq ans, je n’avais pas particulièrement envie de préparer mes funérailles !

Mes yeux se posèrent sur mon répondeur. Un nouveau message m’attendait. Décidément, je ne m’en sortais pas avec ce fichu téléphone !

« Ici Joël Noyeux, directeur de l’entreprise qui vous occupe. Je viens d’apprendre l’existence de vos problèmes de santé. Ceux-ci sont malheureusement incompatibles avec les objectifs de productivité de notre groupe. Aussi, nous préférons vous rendre toute votre liberté avant que votre état de santé n’empire, disposition qui vous permettra de profiter pleinement du peu de temps qu’il vous reste à vivre. Votre licenciement prend effet dès réception de ce message, inutile donc vous rendre demain sur votre lieu de travail. »

Non seulement j’étais très gravement malade et je n’avais pas le droit de me soigner, mais je venais de perdre mon emploi. J’allais rejoindre les millions de chômeurs officiellement recensés, plus les millions d’autres personnes écartées des statistiques mais qui étaient également à la recherche d’un emploi. C’en était trop. Mes yeux se voilèrent. Je m’écroulai.

Brice CHELANT

© Diffusion sur  « Cours toujours » autorisée expressément par l’auteur (mars 2010)