En ce mois d’avril 2009, le facteur m’apporte le colis Belgique Loisirs. J’entame la lecture de l’épais volume signé Claudie GALLAY, Les Déferlantes (Éditions du Rouergue / France Loisirs, 2008).
La narratrice est une ornithologue observant les goélands à la Hague, en pointe du Cotentin. Du vent et des vagues, d’où le titre. Une nature insoumise et un monde intérieur.
Et je pointe un trait stylistique du récit : une façon de discours direct libre, dénué des marques formelles du style direct que sont les guillemets, le tiret ou l’italique, une virgule remplaçant les deux points avant la citation. Allégeant le texte, ce procédé insère le bref propos d’un tiers dans le monologue intérieur de la biologiste solitaire.
Voici les quatre premiers passages, que je transcris à l’identique ; je surligne simplement la citation, laquelle se signale par la majuscule.
Loin du style du compte rendu, un surprenant effet d’évocation s’impose ici au lecteur.
Premier extrait
Deux grands goélands sont venus gueuler devant les bateaux, le cou étiré, les ailes écartées, tout le corps tendu vers le ciel. Brusquement, ils se sont tus. Le ciel s’est épaissi encore, il est devenu très sombre mais ce n’était pas la nuit.
C’était autre chose.
Une menace.
C’était cela qui avait fait taire les oiseaux.
On m’avait avertie, Quand ça va commencer, il faudra plus être dehors.
Les pêcheurs ont vérifié une dernière fois les amarres des bateaux et ils sont partis, tous, les uns après les autres. Un rapide coup d’œil de notre côté.
Les hommes sont plus forts quand la mer remonte, c’est ce qui se dit ici. Les femmes profitent de ces moments pour se coller à eux. Elles les saisissent là où ils sont, au fond des écuries ou dans les cales des bateaux. Elles se laissent prendre.
Le vent sifflait déjà. C’était peut-être cela le plus violent, plus encore que les vagues. Ce vent, qui chassait les hommes.
Il restait nos deux tables en terrasse et plus personne autour.
Lambert s’est retourné. Il m’a regardée.
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Deuxième extrait
demander pour la deuxième fois, le regard toujours collé à la tôle.
Il a allumé sa cigarette.
— Les étoiles, il a répondu.
Il a répété cela, C’est rare les étoiles dans les ciels en ville…
Et puis il m’a montré ma joue, Il faut aller vous soigner.
Dans ma chambre, après, les deux mains collées à la vitre, j’ai vu mon visage, la marque rouge que la tôle avait laissée.
La boursouflure était chaude. On peut mourir d’être griffé par les tôles qui se décrochent.
Les tôles, la rouille.
Il avait parlé des villes. Il avait dit, On ne voit plus les étoiles à certains endroits.
Mes pieds nus sur le plancher. L’empreinte de mes doigts sur le carreau. J’ai désinfecté la plaie avec un fond d’alcool.
Je suis restée à la fenêtre. Ma chambre donnait côté vagues. Un grand lit avec une couette. Deux fauteuils défoncés. Sur la table, il y avait le carton avec mes jumelles, mon chronomètre et des livres sur les oiseaux. Des cartes détaillées avec des photo-copies, des relevés.
Au fond du carton, une poignée de stylos. Un cahier de bord. Je tenais ce cahier depuis six mois. Je ne savais pas pour combien de temps j’étais là. Avant, j’étais prof de biologie à l’université d’Avignon. J’enseignais l’ornithologie. Avec mes élèves, on partait observer les oiseaux en Camargue. On passait
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Troisième extrait
Raphaël disait qu’en cas d’urgence, il fallait se mettre à genoux et prier. ça le faisait rire.
Toute une rangée de boites aux lettres en bois était clouée dans l’entrée. Le nom de Raphaël écrit sur l’une des boites, R. Delrnate, Sculpteur. Il y avait d’autres noms, des étiquettes scotchées, détachées. Une plaque en émail : Merci de fermer la porte. ça datait du temps d’avant, quand la maison était un hôtel.
Un meublé aussi, après.
Les gens étaient tous partis.
Les étiquettes étaient restées. Un chien empaillé trônait sur une étagère au-dessus de la porte. C’était le chien de Raphaël. Il s’appelait Diogène. Il parait qu’il a crevé de peur une nuit d’orage, il y a long-temps. La trouille lui avait retourné l’estomac. ça arrive, parfois, chez les chiens.
Je suis descendue, le pied prudent, la main accrochée à la rampe.
Raphaël était dans le couloir. Il avait entrouvert la porte, il cherchait à voir dehors, le devant de la Griffue. Il faisait trop nuit, trop de vent. Même un peu de la cour, c’était impossible.
Il a refermé.
II a dit, Il faut attendre.
— Il t’est arrivé quoi, là ? il a demandé quand il a vu ma joue.
J’ai mis la main.
— Un bout de tôle qui volait…
— C’était rouillé ?
— Un peu...
— Tu as désinfecté ?
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Quatrième extrait
Les hommes ne se parlaient plus. Ou très peu. Quelques mots lâchés pour dire l’essentiel. Il y avait quelques femmes avec eux. De rares enfants.
Les gendarmes étaient là eux aussi, ils relevaient des noms. Des immatriculations.
Le cargo avait jeté l’ancre, on le voyait au loin, resté à l’endroit même où sa cargaison s’était décro-chée. Une vedette de la police était partie de Cherbourg. Lambert était sur le quai. Seul, un peu à l’écart, dans son blouson de cuir. Je me suis demandé ce qu’il faisait là. J’ai cadré son visage dans mes jumelles. La mâchoire carrée, mal rasée. La peau épaisse, marquée de quelques rides profondes. Son pantalon était froissé. Je me suis demandé s’il avait dormi chez l’Irlandaise ou dans sa voiture.
Sur la plage, le mouvement continuait, celui des planches et celui des hommes. Les odeurs de vase se mélangeaient à celles des peaux, à la sueur plus forte qui coulait du poitrail d’un cheval.
J’ai suivi les hommes.
Une voiture est arrivée. On s’est tous retrouvés un moment, pris dans la lumière jaune des phares. Lambert s’est rapproché. Les phares de la voiture ont éclairé son visage. Puis, la voiture s’est éloignée et son visage a été comme avalé par la nuit.
J’ai entendu sa voix.
Il a dit, ça doit être comme ça la fin du monde.
À cause du bruit peut-être et de ces hommes presque dans la mer.
— Comme ça oui… mais en pire, j’ai répondu.
La vieille Nan s’était détournée des planches. Elle marchait, d’un homme à l’autre, elle scrutait les visages, jusqu’aux visages des enfants qu’elle pressait
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