Ceux qui prétendent que la photocopieuse est toujours en panne exagèrent.
La plupart du temps, il s’agit d’un simple bourrage de papier. L’écran l’indique d’ailleurs.
Le chargeur de documents originaux est rarement en cause. Bien sûr, il faut savoir que le cas peut se produire avant d’ouvrir en vain tous les tiroirs de la bête. Et puis, comme il faut bien une première fois, et que l’on sera seul à ce moment-là alors que généralement une file de collègues piétinent avec une patience plus ou moins discrète, on se blessera les doigts en tentatives d’ouverture de la boîte* gigogne. Mais on est opiniâtre et on sortira les deux ou trois lambeaux de la feuille coupable.
— Ah ! j’avais oublié hier ma dernière page d’anglais dans la machine ! Imprime-m’en vingt-cinq, tu seras gentil. Tu avais fini, je suppose ? susurre une collègue déboulant à point nommé.
On se lèche l’index et on laisse faire, devinant que personne n’imprimera dans le cas contraire.
Mais ce sont les ramettes le plus souvent qui font problème : quelques feuilles chiffonnées, trop humides, mal déramées, et c’est l’indigestion. On ouvre les tiroirs, on manie des leviers, on dégage des rouleaux, on retire le distributeur de toner, on remet le papier en place, et la machine indique un nouveau point de blocage. On reprend le jeu de piste car on est tenace. Ah ! le voyant vert s’allume !
— Chouette ! elle fonctionne ! Tu as fini ? Tu n’imagines pas comme je suis pressée !
Aujourd’hui, la copie est lancée : trois ou quatre exemplaires font leur chemin tandis qu’un bip annonce un manque de papier. Évidemment, tous les magasins sont vides. Ou tu attends que le responsable arrive et s’exécute ou tu descends à la cave t’approvisionner toi-même. Tu remontes dare-dare et rejoins l’appareil, hors d’haleine et peut-être apoplectique.
— Ah ! Voilà le papier, crie-t-on en chœur. Et te voilà débarrassé de ton fardeau, de leur attention et de ton tour, que tu as loupé.
D’habitude, tu atteins l’appareil avant que les tubes fluorescents cessent de clignoter et tu as sorti la liasse à imprimer avant que la lumière soit. Ce matin, un ciel de pleine lune éclaire le sol d’une lumière de cinéma – ou de scène de crime ! Un large cône grisâtre s’allonge devant le pied que tu as machinalement maintenu en l’air, perplexe. Avant que tu recouvres l’équilibre, l’éclairage électrique se stabilise : de sombres empreintes de doigts courent le long des flancs crémeux de la bête éventrée qui, ranimée par tes soins, a la force de t’annoncer manquer d’encre ! Un cadavre, gueule ouverte, gît* sur la table voisine…
— Tu sais où est la réserve de toner ? Hier, j’espérais tout imprimer avant de rentrer… le flacon a fini par se vider, je l’ai secoué sans résultat, il me reste encore un original à polycopier…
Cette fois, tu es donc venu très tôt. Il t’a fallu attendre que le concierge t’ouvre la porte. Tu cours vers la machine, encore éteinte. Tu sais où est l’interrupteur mais il est déjà en bonne position. Tu le manipules cependant mais en vain. Tu recules le monstre, la fiche est raccordée à une allonge emmêlée dans un réseau de câbles menant tu ne sais où. Tu cherches, déplaces une table, pousses des étagères. Arrive une femme d’ouvrage :
— Vous ne savez pas ? Les pluies, le toit encore, il a fallu couper le courant hier soir. Attendez ! vous allez vous salir, inutile, on va rebrancher.
Un pan de chemise hors du pantalon, une poussière poisseuse te collant aux mains, le visage sans doute cramoisi, tu es interpellé :
— Oups ! il y a un problème ?
— Non, non, tu vois, ça fonctionne… Je te laisse faire.
♦
Tu arrives cinq minutes plus tard qu’à ton habitude… La photocopieuse est l’objet d’une cour assidue : abeilles industrieuses, quatre ou cinq collègues courtisent déjà la reine. D’autres arrivent, feignant ignorer qu’une file puisse exister : le plus roué aura la place.
Passe une femme d’ouvrage qui te souffle à l’oreille : « Pourquoi attendez-vous ici au lieu d’utiliser la machine de l’économat ? »
Tu n’appartiens pas à l’espèce des audacieux, ou plutôt tu aimes suivre les bonnes règles. Mais il est des instants où il faut prendre ses responsabilités : l’intérêt des élèves prime, et tu rejoins par un couloir que ne foulent jamais les jeunes pieds l’antre de l’économe.
Prêt à débiter au maître* de céans une excuse ciselée, tu es interrompu dans ton élan par trois mâles voix :
— C’est les compètes, on imprime les avis, c’est super important !
L’économe s’est racrapoté sur sa chaise de bureau, son fauteuil plutôt car il est muni d’accoudoirs rembourrés, l’œil ailleurs, la bouche tendant à se fermer comme s’il n’était pas en aimable discussion avec les joyeux professeurs de sport.
— Et toi, ça va ? Qu’est-ce qui t’amène ? te demande-t-on sur un mode faussement enjoué.
Tu esquisses un geste vers la dernière version de la célèbre marque de copieurs.
— Des photocopies ? Tu en as besoin ? Toi, tu parles, hein, et, eux, ils écrivent, non ? Alors ?
Tu penses les avoir salués…
Sur tes semelles de crêpe, le demi-tour exécuté, tu repars. Inutile de prendre place dans la file, tu n’en as plus le temps. Jette-toi dans l’arène sans provisions, c’est ton problème : tu n’avais qu’à prévoir. Mais tu auras une histoire à leur raconter qui les amusera plus que les questions dupliquées que tu leur réservais comme interrogation.
♦
Dans un soupir de douairière indignée, la photocopieuse brise le lien de bonne intelligence qui semblait s’établir entre elle et moi, tandis qu’elle me fait dire par le valet électronique planté à ses côtés : « CRÉDIT ÉPUISÉ », lequel rejette sans autre manière le carton que je lui avais présenté.
Je crois alors entendre dans mon dos, frappé d’une estocade aussi sournoise que spirituelle, celui qui préside à la destinée de notre école :
— Monsieur Backeljau, vous n’avez plus cours !
L’âme mourante, le cœur serré, le pied lourd, je me traîne* maintenant par les froids couloirs d’un bâtiment ingrat vers l’interstice funeste, vers l’alvéole finale, où abréger des jours désormais stériles.
M. BACKELJAU