Qu’est-ce que la littérature ?  

Janvier 2006

« Qu’est-ce que vous entendez, vous, Monsieur, par littérature  ? » me demandent souvent mes élèves. L’âge venant, je leur réponds parfois par un haussement d’épaules. Plus jeune, je me lançais dans une longue démonstration, qui nous emportait loin du quotidien et les en distrayait, mais dont l’issue nous ramenait, je le crains, au point de départ. Tant il est vrai que, dans ce procès, le professeur est juge et partie : « C’est parce que je ne peux immédiatement produire un texte littéraire, a tendance à conclure l’élève, que l’évaluateur met en avant la littérature. » Soupçonnant un outil de sélection partial, il met en cause à la fois les moyens mis à sa disposition et la validité de l’objectif, se privant ainsi de modèles.

Mais, en matière pédagogique, l’activité pratique des élèves porte ses fruits mieux que la rhétorique du maître. Avec patience parfois, je leur propose donc mille (et une) activités pour les amener à découvrir par eux-mêmes une évidence que je finis par perdre de vue…

Oui : qu’est-ce que la littérature ?

À la faveur des fêtes, le « Dictionnaire égoïste de la littérature française », de Charles DANTZIG, a enrichi ma bibliothèque. Or, à l’exacte moitié du volume, j’y découvre mieux que je ne saurais l’exprimer, la formulation et l’esprit de ce phénomène universel – universel car, si les langues diverses semblent une barrière à l’universalité, la pratique littéraire est commune à tous les peuples.

Que l’auteur me permette de le citer :

 

LITTÉRATURE (TENTATIVE DE DÉFINITION DE LA ~) :
Tout le monde en parle, personne ne la définit. Ni Valéry, ni Sartre, ni Reverdy, ni Pound, ni tant d’autres écrivains qui ont pourtant spécifiquement écrit sur elle. Quelle est donc cette étrange forme d’écrit qui n’a reçu son nom qu’au XIXsiècle ?

Arrachons les mauvaises herbes. Qu’est-ce que la littérature n’est pas ? Pour commencer, je dirais qu’elle est une forme d’écrit non utilitaire (ouvrages pratiques, textes de lois, correspondance commerciale ou administrative, publicité) ou cérémoniale (proclamations, ouvrages religieux et juridiques). Dans ce sens, elle n’a aucune utilité sociale, politique, institutionnelle, morale. Elle peut avoir des conséquences morales, je pense même que, à la longue, elle a des effets vertueux sur la moralité des lecteurs de bonne volonté, mais ce n’est pas ce qu’elle cherche. Sans compter que ce n’est pas automatique : de même que des salauds peuvent aussi avoir du talent, de grands lecteurs sont des monstres. La littérature ne peut rien contre la perversité. Elle n’est pas plus un soin pour le lecteur qu’une thérapie pour l’auteur.

Un écrivain et un lecteur sont des êtres solitaires au moment où ils écrivent et lisent. Seuls avec une pensée, un chant, sans contrôle. En littérature, un individu parle à un individu. Ou plutôt, il ne parle à personne et, si quelqu’un écoute, c’est soi-même ; les résonances du chant de l’auteur en lui-même. La littérature a des lecteurs, pas un public. C’est même une de ses antidéfinitions. Tous les écrivains vous diront, après Malraux : « Au-delà de dix mille, tout succès est un malentendu. » (Et nous ajoutons généralement : « Vive le malentendu ! ») Si la littérature obtient éventuellement un public, elle n’est pas faite pour lui. Une preuve en est qu’elle ne dépérit pas quand elle n’en a pas. Un livre peut rester fermé pendant cent, deux cents, mille ans, il ne meurt pas plus qu’un caillou. La littérature est un caillou. Elle n’est faite pour personne.

Littérature :  n.f. Seule forme d’écrit à n’être faite pour aucun public.

Elle ne parle donc pas. La littérature n’est pas le discours, à savoir un langage ayant une intention d’influence. C’est une muette qui utilise un langage de signes. Cela ne se voit pas au premier abord, car il a la même apparence que le langage courant. à la différence du langage courant, la littérature n’est pas immédiate. Au lieu de dire directement ce qu’elle veut dire, elle utilise un équivalent : les images, et cela même si elle n’est pas métaphorique, puisque tout mot est une image ; le style le plus sec est infiniment artiste par rapport à une analyse chimique. La littérature, ce sont des idéogrammes en alphabet.

Gourmont opposait les écrivains musicaux aux écrivains visuels. Dans la mesure où ils s’enivrent de sonorités sans se préoccuper du sens, il les trouvait plus bêtes. Sans doute, mais un bon écrivain est les deux : il exprime des choses sensées au moyen de signes et prend soin de leur harmonie. (En cherchant à être disharmonieux, aussi bien, ce qui reste une façon d’être attentif à l’harmonie.) L’écrivain, si nous appelons ainsi l’auteur de littérature, est un chef d’orchestre dont la baguette est un pinceau.

Littérature :  n.f. Seule forme d’écrit à n’être faite pour aucun public. Elle utilise le langage courant et s’exprime par images en prenant soin de l’harmonie.

On n’est pas auteur de littérature parce qu’on le veut. Je ne pense pas qu’aucun écrivain se soit jamais dit : « Aujourd’hui, je vais écrire de la littérature. » Il se trouve qu’il en écrit. J’ai employé le mot talent. On pourrait dire que la littérature est une forme d’écrit sur laquelle s’applique un talent. Ce talent ne s’apprend pas, car la littérature n’est pas un langage spécialisé : pas besoin de diplôme ou d’appartenir à un club pour la pratiquer ou l’entendre. La littérature est une singularité d’écrire provenant d’un don cultivé.

Elle ne cherche pas à démontrer, ni à prouver, ni à avoir raison. Elle ne cherche pas davantage à montrer, ni à décrire : elle consiste à être la chose décrite. Je dirais que son but, c’est elle-même. De devenir un objet. La littérature serait un acte de l’esprit se réalisant en un objet immatériel. Un objet parfaitement fermé où l’on ne peut pas plus entrer que dans une sculpture. On l’observe en tournant autour.

Sa spécificité par rapport aux autres formes d’écrit se remarque particulièrement chez les moralistes. Il y a chez eux quelque chose d’inhumain qui peut devenir très humain lorsque l’homme qu’ils sont transparaît dans leurs écrits, malgré eux. Cela ne se produit pas parce qu’ils se confient mais par la forme d’une phrase où, grâce à un simple déplacement de virgule, mettons, un sentiment se faufile. C’est la singularité de ce qu’on appelle le style et qui fait que, même si l’auteur vise à une réflexion abstraite, sa personnalité s’exprime.

Littérature :  n.f. Seule forme d’écrit à n’être faite pour aucun public. Elle utilise le langage courant et s’exprime par images en prenant soin de l’harmonie, sans autre intention que sa propre perfection. Elle est l’expression d’une individualité.

Toute littérature est une transformation. Elle accapare ce qui lui est extérieur et le modifie. L’épure, le complète, l’élève, l’abaisse, le déplace. (…)

Elle expose des faits ou des sentiments qui, sans elle, seraient dédaignés par l’utilitarisme général.

Charles DANTZIG, Dictionnaire égoïste de la littérature française,

Éd. Grasset & Fasquelle, Paris, 2005, pp. 477 à 480

 Il se fait qu’une phrase rapportée par Amélie NOTHOMB dans son roman, Une forme de vie, appuie cette démonstration de façon surprenante.