La saynète ci-dessous est extraite des Dialogues de la semaine, qui parurent dans le Pourquoi Pas ? jusqu’en 1988 (soit dix‑huit ans encore après la mort de l’auteur) sous la plume de VIRGILE, alias Léon CRABBÉ (1891-1970) .
En 2002, Georges LEBOUC rassembla les chroniques et les édita chez Racine.
Un extrait de cette saynète se présente sous la forme d’une fiche d’exercice.
(M. et Mme Knabbelboeik – fromages en gros – ont à leur service, comme bonne à tout faire, l’ineffable Meeke, pour qui la langue de Voltaire a d’innombrables secrets, alors que son patron se pique de parler un français distingué, ce en quoi il se fourre, ainsi que vous l’allez voir, les phalanges dans l’orbite jusqu’à l’humérus. Installés dans leur salon à styles multiples, Monsieur et Madame discutent d’un événement important qui, s’il se réalise, marquera un tournant dans leur bourgeoise existence.)
MADAME — Tu crois qu’y viendra ?
MONSIEUR — C’est sûr ça, qu’y viendra.
MADAME — Et t’a confiance dans ce type ?
MONSIEUR — Comme dans la prunelle de mes yeux. D’ailleurs, mon cousin le connaît depuis longtemps.
MADAME — Eh ben je sé pas, mais moi, cette affaire me dit rien du tout.
MONSIEUR — Allez, tu vas pas encore une fois commencer, hein, avec ton pestimisme… C’est une affaire en or, je te dis : la plus grosse taverne des environs de la Bourse. On sé gagner de l’or en barque.
MADAME — Pourquoi c’ qu’elle est à remettre, alors, si elle marche si bien ?
MONSIEUR — Pasque le patron a fait fortune.
MADAME — Et il a besoin d’un intermédiaire pour trouver un amateur ? … Zo-ot !
MONSIEUR — Écoute, Chouke : moi, j’en ai plein mes bottes de vendre du fromage. Et être patron d’une belle taverne, ça me plairait.
MADAME — Moi, je sé une chose : avec ton fromage, tu gagnes bien ta vie, tandis que…
MONSIEUR — Je sé ce que tu vas dire : y faut pas lâcher la poire pour l’ombre, hein ? … Eh bien, moi je suis certain qu’en dix ans on sera riche. Tandis qu’avec mon gruyère et mon camembert j’arrive pas à gagner ma croûte… Ma croûte de fromage, comme dirait Chacha Guitry. (Et il s’adresse à lui-même un petit sourire de félicitation pour la finesse de cette saillie.)
MADAME — Et pour discuter de cette affaire, tu avais besoin d’inviter ce linkador à souper ?
MONSIEUR — Chouke, y faut savoir semer pour récolter. Y a au moins cinq amateurs qui sont sur l’affaire. J’ai invité l’intermédiaire à souper pour qu’y me donne la préférence. J’espère que tout marchera bien et que cette idiote de Meeke ne fera pas trop de bêtises… Et justement, tiens… (Il ouvre la porte du salon et beugle : ) Meeke ! … Venez une fois ici !
MADAME — Allez, n’engueule pas encore une fois cette malheureuse, hein !
MONSIEUR — Y s’agit pas de l’engueuler. Je vé seulement lui dire de faire attention quand notre invité sera ici. C’est vrai ! … Elle est encore plus bête que tous les pieds d’un mille-pattes !
MADAME — Och ! qu’est-ce que tu veux !
MONSIEUR — Tu te rappelles quand les beaux-parents de la gamine sont venus ici pour la première fois ? … Elle avait marqué des ondulations dans la purée de patates… T’as trouvé que ça était très joli…
MADAME (Souriant, indulgente) — Oué, och èrme ! … Je lui ai demandé devant tout le monde comment elle avait fait ça…
MONSIEUR — Et elle a calmement répondu que c’était avec le fer à crolles ! … Naturellement, nos invités ont pas voulu toucher à ces patates ondulées.
MADAME (À voix basse) — Allez, tais-toi : elle est là !
(En effet, Meeke s’est amenée. C’est un invraisemblable souillon et, à en juger sur les apparences, les appréhensions de son maître semblent puissamment justifiées. En effet, la face de Meeke reflète autant d’intelligence que l’un des camemberts de son patron.)
MEEKE — Vous m’avez appelée, Monsieur ?
MONSIEUR — Oué… Écoutez bien, Meeke, c’est très important. Vous savez qu’y a un souper ici, ce soir.
MEEKE — Mais oué, Monsieur. Y a tous les soirs un souper, n’est-ce pas.
MONSIEUR — Justement, ce soir, ce sera pas comme tous les soirs. Y aura un monsieur qui mangera avec nous.
MEEKE — Mais je sé ça aussi, Monsieur, Madame me l’a dit.
MONSIEUR — Donc ce soir, je serai l’amphitrycon de cet invité.
MEEKE — Le quoi, Monsieur ?
MONSIEUR — Oué, oué, vous comprenez pas ça, mais ça fait rien… Ça sera donc pas un souper ordinaire.
MEEKE — Non ? … Y mange pas comme tout le monde, ce pei ?
MONSIEUR — Et d’abord, ça n’est pas un pei.
MEEKE — Non ? … C’est qua même pas une mei non plus, hein ?
MONSIEUR — C’est un monsieur, Meeke. Tâchez d’être polie pour les gens que je reçois.
MEEKE — Yende, vous savez, Monsieur, vous faites bien des embarras depuis que vous êtes amphitro… anfroti… antrifon…
MONSIEUR — Amphitrycon, Meeke. N’essayez pas d’employer des mots que vous connaissez ni d’Ève ni d’avant.
MADAME — Allez, tu sé, Victor, n’embrouille pas encore une fois cette malheureuse avec tes mots à septante-cinq centimes ! (À Meeke : ) Monsieur veut seulement dire qu’il faudra faire attention quand notre invité sera ici.
MEEKE — Mais moi je fais toujours attention, Madame.
MONSIEUR — Y faut que tout marche impeccablement, vous avez bien compris ?
MADAME — Et que notre invité soye content.
MONSIEUR — Vous serez très ambidextre quand vous le servirez à table.
MEEKE — Oué, Monsieur… Comment c’ qu’on fait ça ?
MONSIEUR — Comment c’ qu’on fait quoi ?
MEEKE — Être ambivlekskes ?
MONSIEUR — Ça veut dire que…
MADAME (Coupant monsieur comme s’il s’agissait d’une simple tranche de veau) — Tout ce qu’on vous demande, Meeke, c’est de pas nous mettre en affront. Si notre invité vous demande quèque chose, vous lui donnerez de suite, avec un gentil sourire.
MEEKE (Pleine d’une méfiance à peine dissimulée) — Qu’est-ce qu’y va me demander ?
MADAME — Mais je sé pas, moi ! … On peut demander toutes sortes de bazars, quand on est en train de manger.
MEEKE — Et si ce lampicitron…
MONSIEUR — Amphitrycon, je vous dis !
MEEKE — Oué enfin, si ce snul me demande des flauskes ?
MADAME — Des flauskes ? … Quelles flauskes ?
MEEKE (Baissant les yeux) — Mais… comme monsieur me demande parfois !
MONSIEUR (Ouvrant une bouche comme celle d’une carpe qu’on aurait emmenée au cinéma) — Moi ? … Moi je vous ai…
MADAME (Dont les yeux ne sont plus que deux fentes horizontales, et en scandant chaque syllabe) — Qu’est… c’que… c’est… que… cette… his… toire ?
MONSIEUR (Plus violet qu’une aubergine) — Mais enfin ça n’est…
MADAME — Toi, la ferme ! … Meeke, regardez-moi !
MEEKE (Dont le regard opère un travelling ascendant jusqu’aux quinquets de Madame) — Oué, Madame.
MADAME — Qu’est-ce que monsieur vous a demandé ?
MONSIEUR (Dans un rugissement qui aurait flanqué un complexe d’infériorité à un lion adulte) — Mais moi, je lui ai jamais rien demandé, à cette trutt !
MEEKE (Excessivement digne) — Monsieur, vous êtes un sale menteur !
MADAME (À Monsieur, et les mâchoires plus serrées que les fesses d’un condamné qui s’assied sur la poêle à frire) — Espèce de sale dégoûtant smeirlap que tu es là ! … (À Meeke : ) Répondez-moi, Meeke : qu’est-ce que Monsieur vous a dit ?
MEEKE (À qui cet aveu tragique coûte visiblement) — Y m’a dit des flauskes.
MONSIEUR (Les poings crispés et le blanc des yeux piquetés de rouge) — Oh ! Elle m’énerve, avec ses flauskes ! … (À Meeke, tonitruant : ) Quelles flauskes, espèce de ramonache ?
MEEKE (Dont les mirettes s’embuent) — Je veux pas qu’on m’insulte ! (Et elle part dans une crise de sanglots qui eussent tendu l’âme d’un violon.)
MADAME (S’efforçant à un calme olympien, mais pour elle inaccessible) — Ne pleurez pas, Meeke. Je sé que vous êtes une brave et honnête fille…
MEEKE (S’essuyant les yeux avec le torchon qui lui sert de tablier) — Oué, Madame…
MADAME — Mais y faut tout me dire.
MEEKE — Si je dis tout, Monsieur va sûrement* me flanquer à la porte !
MONSIEUR (Dans une vocifération qui fait trembler les vitres sur leurs bases) — Vous flanquer à la porte ? … Et comment ! (À Madame : ) Écoute, Chouke : que tes deux yeux me servent de poison si j’ai jamais…
MADAME — Ferme ta boîte ! … (À Meeke : ) Personne vous flanquera à la porte, Meeke. Mais y faut me dire toute la vérité.
MEEKE (Avec un reniflement cent pour cent sonore) — Oué, Madame.
MADAME — Qu’est-ce que Monsieur vous a demandé ?
MEEKE — Y m’a demandé des flauskes.
MONSIEUR (Levant, en une émouvante invocation, les yeux au plafond) — Oh !
MADAME (À Meeke : ) — Oué mais, quelles flauskes ? … Qu’est-ce qu’y vous a dit au juste ?
MEEKE — Je me rappelle plus.
MONSIEUR (Triomphant, à Madame) — Là ! … T’entends, mett’nant ?
MADAME — Une minute, mon ami, une minute ! … (À Meeke : ) Enfin, Meeke, vous devez qua même vous rappeler à peu près ?
MEEKE — À peu près, ça bien.
MADAME (Haletante à la fois d’espoir et d’angoisse) — Alors ? … Qu’est-ce que c’était ?
MEEKE — Je me rappelle plus !
MONSIEUR — Elle est à tuer !
MEEKE (D’une voix aiguë comme un angle de 15 degrés) — Je veux pas qu’on me tue ! … (En un glapissement concomitant : ) Abroû ! … (Et, affolée, elle fait mine de se précipiter derrière le lampadaire, mais Madame la stoppe au passage.)
MADAME — Meeke, mett’nant que vous avez commencé à parler, y faut aller jusqu’au bout. Je dois le savoir ! … Tâchez de vous rappeler !
MEEKE — Oué, Madame.
MADAME — Ça s’est passé un jour que vous étiez seule ici avec Monsieur ? … Hein ? …
MEEKE — C’est arrivé ce matin, dans la cuisine.
MONSIEUR — Ce matin ? … Dans la cuisine ? … Mais enfin, sacré podferdoume, je…
MADAME — Oué, oué, n’essaie pas de lui faire peur, tu sé ! … (À Meeke : ) Continuez, Meeke… Qu’est-ce qu’il a fait, pendant que vous étiez dans la cuisine ? … Y vous a prise dans ses bras ?
MEEKE — Non.
MADAME — Il a essayé de vous pûteler ?
MEEKE — Non.
MADAME — Qu’est-ce qu’il a fait, alors ?
MEEKE — Y m’a dit des flauskes.
MONSIEUR (Qui arpentait le salon comme une panthère en cage et s’arrêtant, le nez presque collé à celui de Meeke) — Écoutez-moi bien. Meeke… Je peux dire que je suis intercostalement un brave homme. Je suis pas un bourreau ni un sadique… Je ferais pas de mal à une mouche, même si elle court sur mon manger… (Ici, sa voix semble soudain avoir passé à travers un mégaphone : ) Mais je vous jure que si je vous entends encore une fois, une seule fois, prononcer ce mot introculant de « flauskes », je vous jette par la fenêtre ! … Et vous savez qu’on est au troisième étage.
MADAME — Ah! tu veux lui flanquer les poepers pour l’empêcher de parler ? … (À Meeke : ) Y faut pas avoir peur, ma fille. S’il ose vous toucher, moi je mords dans sa tête… Et mett’nant, allez-y : qu’est-ce que c’est, ces flauskes que ce Jan de Floeit a voulu faire ?
MEEKE — Eh ben, Madame, ce matin il est entré dans la cuisine. Y m’a regardée en rigolant comme ça d’une drolle de façon…
MONSIEUR — D’une drolle de façon ? … Mais elle ment comme un dentiste !
MADAME (À Meeke : ) — Et alors ?
MEEKE — Alors, y m’a dit comme ça… Oye, Madame, ça est embêtant à dire, vous savez !
MADAME — Y faut le dire, Meeke. Entre femmes, on doit qua même s’aider, n’est-ce pas ?
MEEKE — Ça, c’est vrai, Madame… Pasque les hommes, je les connais, hein ! … Tous des froucheleirs ! … Un chien avec un chapeau, et y sont derrière ! … Qu’est-ce que je dis ? … Y faut même pas de chapeau.
MADAME (Fébrile) — Oué, oué… Et alors ?
MEEKE — Eh ben, Monsieur m’a dit comme ça, avec un clin d’œil : Meeke, je crois que je vé embrasser une nouvelle carrière.
MADAME — Oué… Y voulait parler de cette taverne qu’y veux reprendre… Et après ?
MEEKE — C’est tout.
MADAME — C’est tout ?
MEEKE — Oué… Mais de la façon qu’y me regardait, j’ai bien compris vous savez, Madame !
MADAME — Compris ? … Quoi, compris ?
MEEKE — Cette carrière qu’y voulait donner une baise…
MADAME — Eh ben ?
MEEKE — Eh ben, c’était sûrement* moi !
MADAME (Dans un éclat de rire nerveux) — Eh ben, Meeke, vous pouvez dire que vous m’avez fait peur, vous savez ! … (À Monsieur : ) Och hîre, pauv’ kett’ ! … Et moi qui croyais déjà que…
MONSIEUR (À Meeke : ) — Espèce de triple cornebuse que vous êtes là ! … Vous savez même pas qu’embrasser une nouvelle carrière, c’est changer de métier ?
MEEKE (Vexée) — Oué ? … Eh ben, Monsieur, tout ça n’arriverait pas si vous parleriez comme tout le monde !