Le bon moment

Tu es très jeune, et tu entres dans la carrière nourri d’illusions autant que d’ambitions. Un jeune collègue, à moins que ce ne soit toi-même car tu n’es pas un exemple d’attentisme, demande un entretien auprès du chef d’établissement dès avant la remise du premier bulletin aux élèves ; le mois de septembre n’a pas encore entamé les énergies qu’il se termine déjà. Dans le potage pédagogique cuisiné selon les bonnes recettes, une mouche ne vient-elle pas de consterner la table entière ? Parmi une classe toute dévouée à son nouveau professeur, un récalcitrant n’a-t-il pas esquissé les gestes de l’insoumission par l’oubli de son devoir et par son refus patent de le présenter le lendemain ? L’entrevue avec la hiérarchie doit dissiper ce fâcheux malentendu.

L’exposé du motif de la rencontre est à peine nécessaire. « Nous sommes une grande famille, et tout se sait. » L’incident est mineur, une intervention extérieure bien inutile.

— Écoutez-moi bien : nous serions au mois d’avril, la situation serait différente, des mesures immédiates seraient prises. Mais, voyez-vous, il faut donner du temps au temps : patience et pédagogie feront de cet élève un de vos meilleurs éléments ; il mérite toute votre attention. Enfin, cher ami, allez de l’avant, regardez plus loin !

 

 

Quoique six mois soient passés, vous êtes bien jeunes encore. Vous avez été recrutés ensemble, trois ou quatre, vous avez suivi la même formation, vous partagez la salle des professeurs, comme les riches heures ou les petits heurts de vos journées.

Claude est sans conteste le plus tempéré de vous. Ses leçons ne se caractérisent pas par un dynamisme exubérant, il faut une certaine patience pour entendre la démonstration à laquelle il tient à aboutir, mais cette apparente lenteur est sournoise et, le but atteint, les élèves édifiés. Tous ? Non : Claude marche depuis des mois une pierre dans son soulier. Mais il a fait le pari de transformer le caillou en brillant. L’année touche à sa fin, et le caillou reste caillou, tandis que quelque fronde s’agite.

L’heure est venue, pense-t-il, de demander conseil au chef d’établissement, lequel, la main sur le cœur, jurera qu’il n’était au courant de rien. Or la question, comme elle se présente maintenant, est grave et toute intervention bien compromise !

— Écoutez-moi bien : vous m’auriez annoncé la moindre difficulté avec l’un ou l’autre élève dès septembre-octobre, et j’étouffais le problème dans l’œuf. Immédiatement, avant que la situation ne se dégrade et ne prenne des proportions désastreuses. Non ! cher ami, vous avez commis une erreur, je crains fort qu’il vous faille maintenant compter seulement sur vous-même !

M. BACKELJAU