L’autre ailleurs

Tu terminais une excellente journée.

Dès la première heure, tu avais eu le loisir de délivrer des compléments d’explications, sans cesse présentées sous une forme nouvelle, pour que chacun saisît bien. Les questions continuaient à fuser tant les esprits étaient avides de comprendre. Ils retardaient peut-être ainsi l’exécution de l’exercice mais ne souhaitaient pas entreprendre une tâche mal définie. Il fallait détailler par le menu, disséquer les subtilités de la consigne, les examiner avec soin pour que l’on ne partît point à l’aventure !

En deuxième heure, un autre public avait estimé tout bla-bla* inutile : il était temps de développer les compétences, et l’esprit de solidarité, et l’interdisciplinarité ! Dans ce processus d’apprentissage en devenir, il t’appartenait d’être un facilitateur attentif aux besoins et aux demandes. On avait réparti les tâches, déplacé les tables, empli plusieurs corbeilles de brouillons, évalué enfin pourquoi le projet n’avait pas abouti et l’on avait conclu que l’essentiel était dans les bonnes relations humaines que le groupe avait développées.

Tu gardes également un excellent souvenir de la troisième heure. On avait frappé à ta porte et l’on s’était accordé la permission d’entrer en vertu d’intérêts supérieurs. Les minutes que vous viviez étaient capitales, en preniez-vous conscience ? À quoi bon mener des études à bien quand des enfants dans le monde faisaient la guerre ? La harangue avait été proférée sur le ton de circonstance (Tu t’étais demandé si tu n’avais pas dans ton carnet d’adresses le nom de quelque trafiquant d’armes) et l’on vous avait abandonné à votre méditation car d’autres classes devaient être sensibilisées.

La surveillance de la récréation t’avait épargné l’ankylose dans la salle des professeurs.

À la reprise des cours, un élève avait évoqué l’actualité avec la mise en vente sur la Toile d’une mèche de cheveux présentée comme celle de Ramsès II. Tu t’apprêtais à commenter avec quelque légèreté, reconnais-le, l’expression « vendre la mèche » quand tu avais été interrompu par un cri de Valérie : Jonathan, son voisin de table, avait tenté de lui prélever un échantillon capillaire et lui avait simplement mais par inadvertance entaillé l’oreille. Comme quelques gouttes enluminaient son cahier de minium, Valérie avait déclaré qu’elle perdait tout son sang : elle était sortie, escortée par Lætitia, « pour se rendre aux urgences ».

La pause de midi avait été l’occasion d’un échange de vues constructif avec le chef d’établissement sur l’art de la miniature et sa pertinence dans les écoles. Exposés en fin d’année, les travaux de tes élèves en Arts plastiques d’où ils sortaient pour rejoindre ton cours confirmeraient tes soupçons : des aplats symétriques carminés sur une feuille marquée d’une pliure déployée telle la roue d’un paon. Sur ta chaise, là, devant un supérieur compassé dans une posture consternée, tu ne te pavanais pas. L’oreille avait cicatrisé mais pas l’amour-propre : on avait dû renoncer à l’ambulance. On te tenait donc pour responsable et de l’accident et de sa bénignité…

L’après-midi également t’avait donné le plein de satisfactions – et de copies à corriger. C’était donc les bras chargés et le cœur léger que tu arrivas devant la porte de ton appartement. Un colis postal était déposé sur le seuil, tu le pris sans réfléchir. Tes clés ? Tu les avais en main ! Comme il est écrit dans les romans, tu fis jouer la Yale dans la serrure et ouvris tout grand la porte.

Devant toi, la salle des professeurs ! On ne pouvait se tromper : les dimensions, la hauteur de plafond, la double fenêtre, la table de travail… Avais-tu trop travaillé ? Étais-tu victime d’une hallucination ? Tes facultés mentales cédaient-elles le pas à un insidieux égarement ? Tu te retournas pour retrouver ce palier désespérément banal qui était le tien et qui prenait soudain une importance cruciale.

Combien de temps restas-tu là planté avant de te rendre compte que tu avais machinalement ouvert le carton ? Tu es en train de faire éclater les bulles de la feuille plastique qui protégeait ta commande (Non, ce n’est pas une mèche de cheveux). Plop ! plop !  Le bruit mat de l’air retrouvant une liberté trop soudaine entre en harmonie avec les battements de ton cœur. Tes doigts à la recherche de la prochaine boursouflure guident ton cerveau. Tu ne penses à rien, Plop ! plop !  et tu vois dans ton entrée la commode sur laquelle poser le paquet providentiel.

Et ta mallette bourrée de copies ? Tu l’auras posée tu ne sais où. Mais tu t’assieds d’abord sur ton canapé (Oui, c’est le tien) et tu termines de presser entre le pouce et l’index d’un geste expert les bulles de la feuille dont tu ne t’es pas débarrassé.

M. BACKELJAU

 En novembre 2006 en effet, un particulier mettait en vente sur la Toile une mèche de cheveux de Ramsès II    .
 Il n’est évidemment pas question de la célèbre Université du Connecticut fondée en 1701   mais de Linus Yale Jr ayant déposé le brevet de la serrure cylindrique à goupilles en 1861  .
 Le film à bulles a été créé en 1957 par deux ingénieurs, Alfred Fielding (Américain) et Marc Chavannes (Suisse).
Ces bulles qui éclatent sous la pression des ongles peuvent amuser les enfants.
Dans le film Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, le personnage de Joseph est réputé aimer par-dessus tout cette activité  .
 Comme tu ne parviens pas à glisser dans une serviette à la fois tes cours et tes copies à corriger, tu coltines en effet une petite valise que le Belge que tu es appelle mallette  .