— Monsieur, vous êtes d’un autre temps ! Vous appartenez à la civilisation du discours, de la parole et du texte, quoi !
— Vous ne pouvez pas nous comprendre, module une autre voix.
— Oui : vous n’intégrez pas le monde actuel, insiste-t-on, le monde de l’image.
— Voilà ! surenchérit un autre, vous ramenez tout toujours à ce que vous dites ou à ce que nous disons, mais vous oubliez la réalité qui vous entoure.
— C’est ça : vous n’ouvrez pas vos yeux.
— Vous ne voyez pas ce qui se passe autour de vous. Vous portez des œillères. Vous ne considérez que le texte, vous laissez de côté les images.
— Et c’est des images que le monde de demain sera fait ! conclut-on.
— Justement, je voulais vous montrer une image, un dessin, colorié un peu comme dans une bande dessinée, la représentation d’un dieu égyptien. Vous le connaissez ?
— Oui, monsieur, c’est Osiris !
— Mais non ! coupe un camarade : c’est le dieu de Thèbes… comment déjà ?
— C’est Amon ! lance-t-on avec assurance.
— Oui : c’est bien le dieu Amon, approuvé-je*. Pouvez-vous me dire comment il est représenté ?
— Eh bien : on le voit avec sa croix ansée…
— La clé de vie ! L’ankh ! précise-t-on.
— Il porte aussi la couronne à mortier, ajoute un nouvel intervenant, surmontée de deux hautes plumes de faucon verticales.
— Il tient un sceptre, le sceptre ouas ! déclare-t-on encore.
— Oui, absolument : vous ne manquez pas de vocabulaire !
— Il a la barbe recourbée ! Le symbole des dieux et des pharaons défunts divinisés.
— Tout cela est très juste ! Je salue votre érudition. Mais je me suis mal exprimé. Ce que je voulais savoir, c’est ceci : avez-vous vu comment le corps est représenté ?
— Eh bien, il est de face, Monsieur !
— Non ! corrige le voisin de table, il est de profil : regarde sa tête et ses pieds !
— Alors, quelles parties du corps sont de profil ?
Les réponses fusent ensemble. On désigne la tête, les pieds, les jambes…
— Quelles parties du corps sont dessinées de face ?
— Les épaules, la taille…
— Les épaules et le buste, assurément. Comme les épaules sont de face et les jambes de profil, la taille et le bassin s’incurvent pour n’être ni tout à fait de face ni vraiment de profil. Comme le cou, d’ailleurs. Mais qu’est-ce qui est encore de face ?
Tiens ! pas de réponse. On observe mais sans conviction. On pense avoir fait le tour de la question.
— Vous ne voyez pas ? Le visage est bien de profil, le nez, le menton sont de profil. Mais… l’œil ?
— Quoi ? L’œil ? Vous voulez parler de l’œil d’Horus, Monsieur, l’œil oudjat, mélange d’œil humain et d’œil de faucon, me lance‑t‑on tout d’une traite. Il représente un œil humain fardé et souligné de deux marques colorées caractéristiques du faucon pèlerin. C’est le signe de la victoire du bien sur le mal, ajoute-t-on avec un peu d’emphase.
— Ah ! vous savez tout ça ! En plus de l’ankh et de l’ouas ! Et vous ne voyez pas comment est représenté l’œil d’Amon ? Il est dessiné de face ! Il vous regarde !
Alors, les uns se mirent de profil, les autres les regardèrent ; les premiers tournaient les yeux de côté, tant et tant, sans que les autres ne pussent jamais voir un œil entier, commissure interne comprise. Tous admirent finalement que l’œil du dessin était complètement de face et non de profil.
— C’est manifeste : vous en connaissez finalement bien plus sur le vocabulaire que sur l’image…
M. BACKELJAU