Je ne me rappelle plus très bien son visage ni son prénom, était-ce Leila ? mais je vois encore ses manières à la fois distinguées et élusives.
Impossible d’obtenir d’elle une réponse précise à une question. Elle ne répondait pas à côté mais au-delà. Elle se projetait dans une amplification où l’art de la conversation jouait un rôle certain, laissant entendre sans appuyer que la question était si simpliste qu’y répondre eût été humilier celui qui la posait. Bref la pratique de l’art subtil de l’esquive et de la réplique évasive. Ses aptitudes en sciences exactes étaient moins reconnues que celles en éducation artistique, les résultats en attestaient.
Or, chaque année, à l’occasion de la Sainte-Cécile, un petit orchestre de chambre prenait place sur la scène de notre établissement. Une animation musicale était offerte aux élèves, en plusieurs séances par tranches d’âge.
L’initiative remportait un vif succès, grâce notamment à l’enthousiasme du chef qui en assurait également la présentation, comme en dégageait André Vandernoot, dont les Concerts de musique racontée aux enfants firent les beaux jours des Jeunesses musicales et de la télévision belge.
L’orchestre joua notamment le Menuet de Boccherini. Quand la dernière note eut retenti, le chef demanda un volontaire pour diriger à sa place le même morceau. Et, à ma stupéfaction, c’est Leila qui s’avança vers la scène.
Au début la mélodie coule de source, à vrai dire, les musiciens jouaient sans tenir compte de la direction improvisée mais la conduisaient de fait. Au milieu de la partition cependant, le fil conducteur se ramifie et les digressions se multiplient si bien que l’auditeur n’est plus sûr de la fidélité de l’exécution. Les musiciens feignaient alors d’ignorer la mesure, jetant des regards théâtraux de désarroi vers la salle et vers celle qui tenait la baguette.
Je ne sais si Leila avait répété avec eux mais elle avait une belle intuition musicale. Elle hésitait parfois, mais au moment opportun, l’orchestre répondait à cette hésitation, si bien que la salle se mit à rire, un beau rire au rythme même du mouvement. Avec des gestes précieux mais un rien consternés, tantôt inspirés et hardis tantôt circonspects et retenus, elle jetait des regards aux abois, affichait des mimiques d’excuse, repartait de plus belle avec une dignité faussement gauche.
On se doute qu’elle mena la danse avec une grâce aristocratique et une réserve délicate jusqu’aux applaudissements nourris de vivats spontanés.
Je compte ce souvenir comme parmi les plus heureuses journées de ma carrière.
M. BACKELJAU