Le bus m’attendait au début de son parcours pour le centre-ville, je n’attendis pas longtemps son départ et je me retrouvai rapidement sur le débarcadère central de ma destination, paré d’un abri publicitaire du plus bel effet. Comme je traversais les quelques mètres de la chaussée pour gagner le trottoir de l’école, je manquai me faire écraser. Le crissement de pneus et les coups d’avertisseur m’avaient fait perdre l’équilibre et je me trouvais renversé à hauteur d’un véhicule sans pare-chocs, d’où sortirent quatre jeunes-gens montés sur ressorts.
— Hé ! bourgeois de banlieue, tu prends le passage piéton pour une aire de repos ?
Les roues de leur béème avaient été remplacées par un plus grand modèle, si bien qu’elles lui donnaient des allures d’engin portuaire, agricole ou lunaire.
— Vous m’avez fait peur, mais je suis indemne… Achevez le travail à la prochaine occase… et dégagez l’aire de stationnement : c’est pas un passage pour piétons !
Je récupérai mon sang-froid et, osons un zeugma, ma mallette. L’entrée de l’établissement scolaire avalait un flot régulier d’élèves de tout âge, qui m’entraîna vers un préau aux curieuses résonances. À peine y avais-je fait quelques pas qu’une dame, grande et mince, à la démarche souple d’une ballerine, fut à mes côtés.
— C’est moi qui préside au bon fonctionnement de ce bassin scolaire. Je ne pense pas vous avoir déjà vu, vous êtes un père d’élève, un nouveau collaborateur, Monsieur… ?
Je me présentai, donnant un ton d’excuse au caractère impromptu de ma visite. La directrice avait fait mine d’ajuster ses élégantes lunettes aux verres non cerclés mais c’était la résultante d’un geste d’avertissement qu’elle avait adressé à un assistant.
— Monsieur est journaliste, il souhaite approcher notre bassin scolaire de façon informelle, je le confie à vos bons soins. Nous nous reverrons plus tard, cher Monsieur, mes occupations me réclament.
Je suivis le jeune employé en complet veston dans une petite pièce aux murs constellés de mémentos, d’emplois du temps et autres tableaux administratifs. Je pris place devant le bureau où s’était installé le secrétaire, qui ne me laissa pas l’initiative de l’entretien. Par la fenêtre, quelques jeunes écoliers m’adressaient des signes : une langue brusquement tirée, sur le nez ou dans les oreilles le pouce d’une main agitée, parfois un sourire de gentillesse ou de déférence. Les aînés ne semblaient pas apprécier ce périmètre – ou bien n’étaient-ils pas encore sur les lieux ?
— Le temps est une denrée précieuse dans votre métier, je ne vous ferai donc pas perdre le vôtre. Vous optez pour la visite rapide, complète ou détaillée ?
J’eus tort de lui demander quelle différence il voyait entre les deux dernières propositions. Il se leva, ouvrit une des armoires métalliques qui occupaient deux murs aveugles, en dégagea sans hésiter un dossier suspendu, qu’il posa sur sa table et en sortit un éventail de graphiques : en camembert, en lignes zigzagantes multicolores, en barrettes ombrées tridimensionnelles…
Je lui confiai que j’étais à la recherche de l’originalité, de l’inédit, de l’imprévisible, que ne pouvait donc compiler un organigramme. Il me renvoya un regard sournois et apitoyé. « Choisissez alors la visite détaillée ! » conclut-il, une pointe de fausse serviabilité dans la voix.
La tournure de la conversation m’avait absorbé plus que de raison, et lorsque je jetai un coup d’œil par la fenêtre, je vis les derniers rangs s’éloigner du préau, qui me parut désert. Non ! quelques groupes d’ados traînaillaient encore çà et là : à côté du distributeur de sodas à ma droite, sur un banc devant moi contre le mur percé de fenêtres vers l’extérieur, à ma gauche sur les quatre ou cinq marches d’un escalier menant à une double porte – ceux que je voyais de ma place, du moins.
— Souhaitez-vous utiliser les infos que vous allez recueillir pour un usage privé, académique, officiel, commercial, … autre ?
Je répondis sobrement « autre ».
— Je vous donne maintenant le formulaire et le stylo : détaillez dans ce cadre le motif qui vous a fait choisir notre école et précisez les objectifs qui sont les vôtres, ne vous contentez pas de formules à l’emporte-pièce, développez votre argumentation.
Je m’apprêtais à écrire un article dans un g-r-a-n-d quotidien de la capitale, avec en retour rétribution et reconnaissance et ce pion d’école me soumettait à un exercice non lucratif, avec ce curieux effet collatéral : mieux je m’acquittais de cette tâche, plus je m’écartais de mon sujet !
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— Je vous remercie, me dit-il quand je lui rendis le questionnaire, vous avez la plume prolixe, vous êtes bien journaliste !
Mal m’en prit de lui renvoyer la politesse, le flattant sur ses qualités d’actuaire. Pour anodine que fût cette remarque, elle consomma un bon demi-tour d’horloge. Quelque jeune qu’il parût, mon vis-à-vis avait un curriculum vitæ hors du commun et une volonté tenace d’en faire état. Il avait notamment été employé dans une firme de biochimie où régnait une peur paranoïaque de toute fuite : il avait pour mission de débusquer mensuellement trois tentatives d’espionnage. Il s’en était acquitté régulièrement pendant un trimestre : évidents avaient été les premiers cas mais leur reproduction moins assurée. On le remercia.
Il était plus de dix heures déjà : d’un air complice, mon interlocuteur m’invita à le suivre à la salle de repos des enseignants pour prendre en sa compagnie un café ou quelque coupe-soif de mon choix. Pouvais-je dire non ?
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