Bassin scolaire (Suite)

Expérience

Une porte à tambour donnait accès à une réception impressionnante : elle s’élevait sur trois niveaux, partiellement évidés, si bien que les mezzanines en arceau des premier et deuxième étages revêtaient un caractère à la fois convivial et décoratif. L’aménagement avait été conçu pour réduire l’écho et les courants d’air. J’avisai à ma droite un bureau d’accueil circulaire tandis que la plupart des arrivants gagnaient les ascenseurs à main gauche. Le fond du hall se confondait avec le parc situé à l’ouest du site grâce à une immense verrière transparente autoporteuse, légèrement convexe.

— Je suis journaliste indépendant, je mène une étude sur nos systèmes éducatifs. À qui puis-je m’adresser ?

Le préposé que j’avais soustrait aux mots croisés d’une grille électronique me demanda ma carte à puce universelle et pianota quelques options sur l’écran tactile placé devant lui.

— Vous êtes identifié. Vous êtes attendu au onzième, bureau Érasme, auprès de l’Attachée aux relations extérieures. Prenez un ascenseur « 11-20 » derrière vous.

Comme les portes s’ouvraient, je fus rejoint par une petite dizaine d’étudiants qui me lancèrent un chaleureux : « Saluti, sinjoro ! »

J’allais répondre quand mon estomac s’écrasa au départ abrupt de la cabine : sur le tableau de commande, je vis que le « 11 » était allumé. D’ailleurs, les portes s’ouvraient et le groupe s’égailla dans le hall en me lançant un : « Bona tago ! ». Les jambes hésitantes, je sortis également, à la recherche du bureau « Érasme ». Facile ! un panneau lumineux affichait la disposition de l’étage : les salles des niveaux « Philo & Lettres » portaient chacune un nom, selon l’ordre alphabétique.

Ady, Agnon, Alain, Alcuin, Alembert, Anaximandre, Anaximène, Aristote, Athanase, Augustin, Aulu-Gelle, Averroès, … Ennius, …

— Vous êtes Monsieur Ival, je présume ?

La dame d’une trentaine d’années qui m’avait interpellé me frappa par la clarté de sa diction et l’intensité de son regard. Sur un signe d’elle, je la suivis jusqu’à sa table de travail et m’installai dans un siège baquet ocre dont le confort me surprit. Avec la brusquerie des timides, je m’enquis de la façon dont les jeunes gens m’avaient salué.

— Nos élèves n’étudient plus qu’une seule deuxième langue : l’espéranto.

 

 

En effet, depuis l’installation de la Présidence européenne, la traduction multilatérale s’était effacée devant le bilinguisme espéranto-langue maternelle. Espérantiste était la version officielle des documents écrits, comme la traduction simultanée si l’homme politique usait de sa langue maternelle.

L’immersion dans trois, quatre, cinq langues, parfois dès la maternelle, à la mode dans les années 2000, avait été, pour la majorité des jeunes, une opération infructueuse. L’anglais ne s’était pas implanté comme langue unique en Europe, notamment depuis l’élargissement aux pays de l’Est.

Le français était parlé majoritairement par les Bruxellois mais les gens de passage ou ceux qui venaient de s’installer parlaient rapidement la langue européenne officielle, non pas seulement dans les milieux d’affaires, mais dans la vie quotidienne. La plupart des étudiants et des jeunes élèves qui se croisaient s’adressaient ainsi la parole. La crainte des philologues était que cette spontanéité ne génère des patois, et un nouveau cortège de particularités. Aussi la littérature classique des principales cultures était-elle traduite en espéranto : les étudiants affinaient leurs connaissances linguistiques et l’enrichissaient d’une culture universelle.

— Connaissez-vous le dispositif de notre établissement ? Chaque étudiant reçoit une carte qui enregistre son activité. La plus grande liberté d’aller et venir lui est accordée pour peu qu’il satisfasse, au terme de la journée, à quelques impératifs variant selon l’âge et l’orientation. Nous divisons généralement l’emploi du temps en trois tiers : éducation physique, opérations cognitives et laboratoire.

» Au début, les plus jeunes perdent un peu de temps à des déplacements erratiques, mais bien vite ils prennent intérêt, croyez-moi, à l’arsenal éducatif mis en place.

» Je vous remets une carte vous donnant accès à toutes nos salles, faites-en le tour comme il vous plaira. Voici mon numéro si vous avez besoin de quelque aide que ce soit. Il me reste à vous souhaiter un intéressant parcours en attendant midi, heure à laquelle je vous propose de rejoindre ce bureau : je vous montrerai un de nos restaurants.

 

 

Je quittais le bureau comme quelques étudiants me demandèrent si je souhaitais les accompagner : ils commençaient leur journée par le laboratoire de diction française. Le premier glissa sa carte dans le portier électronique, libérant l’accès à une petite salle de théâtre. Quelques élèves travaillaient déjà, nous nous glissâmes vers une rangée de sièges libres. Le professeur, sur un côté de la scène, murmura :

— La diction, l’interprétation, ce ne sont pas des règles que l’on étudie ! c’est le choix et l’application de ces règles eu égard à une intention !  nous parlons avec notre tête et notre raison et  avec notre voix et notre passion. Ce n’est pas tellement la collection des effets qui m’intéresse ; c’est le moteur par lequel ils se révèlent et se révèlent avec pertinence. Le sens du texte et le relief par lequel vous le mettez en évidence.

Je profitai d’une indication scénique du maître pour me dérober discrètement. Je suivis deux étudiantes qui prenaient l’ascenseur pour l’étage supérieur. Je me présentai et elles m’invitèrent à les suivre en biologie. À ce moment s’allumèrent des faisceaux lumineux au ras du sol sur une distance de quelque quatre mètres tandis qu’était diffusé ce message : « Veuillez dégagez la zone éclairée de rouge, un nettoyage va y être effectué dans vingt secondes. » Des deux côtés, les plinthes s’écartèrent comme quatre essuie-glaces, et, sous des jets de savonnée, en moins d’une minute, une surface de dix mètres carrés était récurée et séchée.

Sur le mur extérieur de la salle de bio, la salle Linné, un voyant indiquait qu’il restait six places disponibles. Nous entrâmes. La salle comprenait une dizaine de rangées de deux fois cinq tables équipées de claviers et d’écrans. La lumière extérieure suffisait amplement mais un point d’éclairage surmontait chaque poste de travail. L’étudiant introduisait sa carte dans l’appareil. En fonction de son historique, un module d’étude adapté était proposé. Un coup d’œil sur l’assemblée me surprit un peu : ni bâillement, ni bavardage, ni mine déconfite. Simplement, après un laps de temps variable en fonction des activités menées, un message annonçait à l’apprenant qu’il avait atteint son seuil de saturation, et l’invitait à reprendre le lendemain. Il était déconseillé de poursuivre dans le même tiers : mes étudiantes allaient passer à l’entraînement physique.

Comme deux de leurs compagnons quittaient également la salle, je les suivis vers leurs installations sportives, au huitième étage. À l’entrée, un central recevait leur carte et enregistrait leur activité cumulée, peu importât l’exerciseur qu’ils choisissent : tous étaient connectés. Je reconnus des tapis de course, des rameurs, des appareils de musculation ; la fonction d’autres engins me paraissait plus obscure.

Le renouvellement de l’air était forcé et la température trop fraîche pour qui restait inactif. J’adressai un signe de départ à mes guides, et songeai continuer seul la visite quand je me rendis compte que midi approchait. Je rejoindrais en flânant le bureau de l’Attachée aux relations extérieures.

Une idée m’avait envahi l’esprit : des escaliers devaient bien exister dans la tour et c’est par ce chemin que je gagnerais les étages. Je me dégourdirais les jambes, et je percevrais la vie de la ruche en son cœur. Au-delà du rideau des ascenseurs, j’avisai une double porte derrière trois palmiers artificiels et je pressai le pas dans cette direction.

— Monsieur ! Un instant !

Une voix rauque m’avait immobilisé. Un seul avait parlé mais ils étaient trois devant moi. À la vitesse de l’éclair, et sans mot dire, je fus précipité dans une petite pièce sans fenêtre, meublée d’une table circulaire flanquée de six chaises, où tombait un cône de lumière grise. Machinalement, l’on s’installa : à ma droite comme à ma gauche une chaise vide me séparait du trio sous l’empire duquel s’était abîmée ma volonté.

 

 

Un épais silence résultait à la fois de ma stupeur, de l’incivilité de mes hôtes et de l’insonorisation aboutie des cloisons. J’allais prendre conscience de ma respiration, et peut-être réagir, quand la voix rauque m’adressa cette question :

— Que faisiez-vous ce matin ?

— Ce matin ? je déjeunais avec ma femme !

— Comment s’appelle-t-elle ?

Il fallut décliner ses lieu et date de naissance, son adresse, son signalement, son employeur…

— Tout cela, nous le savons, conclut la voix rauque. Le problème, c’est qu’elle est morte fin 2006 dans l’effondrement de l’immeuble où elle était domiciliée, et que vous aussi figuriez parmi les victimes !

— Morte ? Mais enfin, ce matin encore, elle me commandait une navette pour… Vérifiez !

— Écoutez, Monsieur, nous sommes en 2025, votre corps a été retrouvé il y a près de vingt ans sous les décombres de huit étages, et nous voudrions bien savoir comment  vous êtes arrivé ici ou qui  vous êtes exactement !

— Ou bien jusqu’à cette heure, j’ai rêvé mon passé ou bien je suis occupé à rêver mon présent !

— Ou bien les deux à la fois, cher Monsieur !

 

 

On tapait des mains, on applaudissait, des éclats de voix enthousiastes fusaient de partout ; derrière les pupitres, garçons et filles s’étaient levés : tout un auditoire acclamait l’homme portant un cache-poussière blanc qui me faisait face. J’étais assis sur l’estrade, portant sur la tête un casque léger, que l’on m’ôtait d’ailleurs. Le professeur approcha et me serra la main avec énergie :

— Je vous remercie de vous être prêté à cette expérience, dont la réussite est évidente si j’en juge à la réaction des étudiants, cependant critiques, croyez-m’en.

Je me souvins alors du laboratoire d’hypnose de la haute école de psychologie – aux neuvième et dixième étages – où j’avais jeté une tête et où j’avais distraitement accepté participer à une séance en tant que sujet d’observation devant une salle comble. L’attitude qui avait été la mienne, les réponses que j’avais formulées et dont je reverrais dans l’heure l’enregistrement validaient expérimentalement les méthodes de suggestion mentale qu’ils avaient patiemment mises au point. Quant aux trois sbires, ils n’avaient jamais quitté les méandres de mon imagination… où les avait projetés l’habilité exceptionnelle du maître de recherche.

Toute l’assemblée se félicitait évidemment d’avoir le jour de cet exploit un journaliste sous la main et le journaliste jubilait de tenir un article hors du commun.

M. BACKELJAU

Fin

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 Le phénomène est connu sous le nom de cryptomnésie.

Le mot est cité dans le roman de Sebastian FITZEK,
Tu ne te souviendras pas, traduit de l’allemand par Jean‑Marie ARGELÈS, éd. l’Archipel, 2010, p. 308.

Passionnant, le récit est évidemment articulé autour de ce thème.