Bassin scolaire (Suite)

Manif

Je sautai dans le premier bus qui passait car c’était le bon. Le chauffeur poussait son véhicule aux extrêmes limites de la résistance tandis que les passagers livides étaient projetés contre les parois comme linge en essoreuse. Bien que mes deux mains prissent fermement appui à la barre horizontale fixée au dossier des sièges et que mes deux pieds fussent rivés au sol au prix d’un effort de jambes considérable, tantôt le sac de croco de ma voisine me tailladait les reins, tantôt le coude d’un voyageur debout me hachait l’épaule, quand un talon ne m’écrasait pas les orteils.

« Gare de l’Ouest ! »

Le nom de l’arrêt était annoncé par une voix de synthèse. La torpille s’immobilisait, l’odeur âcre des tuyères nous envahissait à l’ouverture des portes tandis qu’un signal sifflé en fa majeur annonçait un départ qui nous écrasait l’estomac. Heureusement, j’arrivais : mon arrêt était le prochain, situé une cinquantaine de mètres en amont de l’établissement scolaire.

Non ! le chauffeur ralentissait prématurément et s’arrêta soudain. Tirant brusquement le frein de stationnement, il s’éjecta de son siège et gagna le plancher des vaches. Je me frayai un passage vers la sortie et actionnai l’ouverture d’urgence des portes. Que se passait-il ?

Une colonne de voitures stationnait au beau milieu de la chaussée, un attroupement devant l’école bloquait en effet la circulation. Certains conducteurs tentaient de faire demi-tour mais ils s’entravaient mutuellement si bien qu’il devenait pratiquement impossible d’opérer une manœuvre utile.

Le trottoir étant largement occupé par des parents, des étudiants et des écoliers, je remontai rapidement, entre les deux sens de circulation, la file immobilisée, évitant l’ouverture brusque d’une portière, contournant un quarteron de parents, manquant tomber sur une balle qui roulait au travers de ma route.

J’arrivai enfin à hauteur de l’entrée.

— Que se passe-t-il ? demandai-je à la cantonade.

Un jeune homme aux cheveux en pétard, flanqué d’acolytes portant boucle au nez et baladeur au cou, me répondit :

— Vous savez pas ? On ne parle que de ça ! Hier après-midi, le directeur a insulté une fille de troisième-science-éco. Il a drôlement dérapé et nous, on lance le mouvement de protestation : les élèves ont droit au respect.

— Nous coupons l’accès au bâtiment : plus aucun élève ne doit aller en cours tant que nous n’aurons pas reçu la promesse d’excuses solennelles, commenta une demoiselle à lunettes, un cheveu sur la langue et du gel sur les cheveux.

Le groupe psalmodia alors en rythme : « Des excuses ! Des excuses ! On réclame des excuses ! » Un sens inné de la scansion leur faisait prononcer : « On réclâ-meuh des excuses ! », le meuh, pivot autour duquel s’arrimait la mélodie, suivi d’un temps, soulignait le propos.

Mais la consigne d’interdire l’entrée et l’envie d’en expliquer le motif pour que chacun fût au fait ne prolongea guère la démonstration.

Les parents des plus jeunes enfants s’indignaient généralement de n’avoir pas été avertis, ils comptaient ramener à la maison qui leur fils qui leur fillette, déplorant le contretemps. Les quelques adultes qui accompagnaient les étudiants des terminales souhaitaient les assurer de leur appui, un appui estimé encombrant par certains jeunes. D’autres parents observaient une prudente réserve. Il m’était donc difficile de distinguer parmi cette foule les membres du personnel enseignant, qui ne semblaient d’ailleurs pas vouloir se mettre en évidence.

Décidément, mes amis avaient été bien inspirés de me proposer la visite d’une école, et la chance me souriait que je m’y fusse rendu ce jour-là. Il me fallait absolument voir celle par laquelle le scandale était venu, et entendre sa version !

Je fus rapidement renseigné.

Une nichée d’ados quitta le porche d’un immeuble voisin sous lequel ils gîtaient pour voler dans ma direction. Je les apostrophai.

— Tenez, elle est là-bas, parmi le groupe des troisième-science-éco, juste derrière les deux motos, elle porte une écharpe et un bonnet blancs.

Je remerciai et rejoignis la petite bande.

— Je suis journaliste, annonçai-je affable, puis-je savoir ce qu’il se passe ?

Une voix acidulée capta mon attention, des yeux marron me fixèrent tandis qu’une queue de cheval oscillait avec le mouvement de tête désignant la voisine à droite :

— Eh bien, c’est Chantal, mon amie, hier, le directeur est venu en classe, et il l’a traitée de handicapée !

— Tu sais bien que ce n’est pas vrai ! fit le bonnet blanc, on va avoir vraiment des ennuis si tu racontes ça à un journaliste ! Déjà tu penses, tout ce remue‑ménage !

Alors, elles se mirent à pleurer. Ophélie, la copine de Chantal, avait raconté à sa façon l’incident de l’éviction temporaire des cours dont Chantal était l’objet à son ami Kevin, lequel, doublant mal sa terminale-science-éco, avait sauté sur l’occasion. Aussitôt sorti des murs, il s’était assuré le concours de quelques comparses pour monter le coup dès potron-minet, avec le résultat que l’on sait. À leur arrivée à l’école, Chantal et Ophélie avaient été surprises de la tournure des événements*, mais craignaient la réaction de Kevin si elles mettaient les choses au point.

Finalement, elles me confièrent qu’elles avaient enregistré l’intervention du directeur avec un cellulaire, et elles me firent entendre le passage :

« Demain, vous serez écartée des cours et serez consignée en étude pour faire le travail que vous a préparé votre professeur principal. Si vous le menez à bien, vous serez quitte. Je ne voudrais pas vous handicaper en ajoutant une sanction supplémentaire à celle-ci, dont le Conseil de classe a décidé. »

L’homme qui se tenait derrière moi en compagnie de quelques parents soulagés voulut prendre la parole mais les élèves, qui avaient entendu, se mirent à applaudir… leur directeur !

L’incident était clos, le jeu de Kevin éventé, la communauté éducative renforcée. Quant au chauffeur du bus, je n’ose imaginer l’allure qu’il prendrait pour rattraper son retard !

(Version développée d’après une idée de T. Ourtinet - 13/01/08)

M. BACKELJAU

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