Ce soir-là (Suite)

Dépaysement

L’opticien était un quinquagénaire dynamique et jovial, sinon facétieux. Petit et un peu trapu, d’allure bonhomme, il étonnait par la précision méticuleuse de tous ses gestes. Le visage, parsemé de taches de rousseur, exhalait une bienveillance qui ne semblait pas que commerciale, mais l’œil intelligent pouvait se faire inquisiteur. Jamais obséquieux cependant, car le caractère était franc et droit. Les cheveux rares et roux, auxquels une ondulation donnait du volume, étaient savamment répartis en arc de cercle d’une oreille à l’autre, laissant dégagé le front sans cesse sillonné de plis, longitudinaux ou transversaux selon le sentiment, le flux ou le reflux de l’esprit, la tension ou la détente du corps. Les mains étaient celles d’un chef d’orchestre, imprimant à son phrasé courtois et modulé le rythme et les intonations du propos, éclairant par la géométrie dans l’espace les circonvolutions d’une pensée subtile. Tant de passion dans un si petit homme, une telle rigueur sous tant de délicatesse fascinait l’interlocuteur… même étudiant en sciences comportementales !

Je connaissais l’opticien depuis les quelque deux ans que je louais son studio. Je ne lui savais pas de famille, mais j’appris qu’il était veuf. Son épouse, qu’il aimait passionnément, avait souhaité une maison à la campagne. Durant le petit congé annuel qu’ils s’octroyaient depuis vingt ans, ils n’avaient jamais quitté le pays ; quant au dimanche, il était consacré à la tenue des comptes. L’âge venant, elle estimait pesant le fardeau : un repos, un dépaysement lui étaient nécessaires. D’autant que sa santé s’altérait, mais son mari ne le saurait que plus tard, quand ils seraient installés dans la petite villa rapidement acquise. Trop grande maintenant qu’il se retrouvait seul.

Il était huit heures quand je me réveillai. La pluie avait fini par rendre l’air plus respirable et la température moins oppressante. En moins de deux, j’étais prêt à partir pour la fac : je pourrais y recharger mon téléphone mobile. En sortant, j’allai frapper à la porte de l’opticien, puisqu’il était dans son bureau cette nuit. Mais on ne répondit pas : quand j’étais remonté me coucher, il m’avait cependant confié qu’il achèverait le week-end* dans son  atelier. Curieux.

Le lendemain matin, mardi, je fis pareil, sauf que, récupéré, le chargeur ne me quittait plus. L’enseigne de la lunetterie répandait un halo de lumière verdâtre sur le trottoir. Il était revenu ? J’entrai.

— Comment allez-vous ? me dit-il. J’ai fait un curieux rêve la nuit de dimanche, et j’en suis encore bouleversé. Je me trouvais seul dans mon atelier, comme avant mon mariage, et je percevais avec une acuité infinie un bonheur absolu d’y être… Au fond, je ne me sens pas bien dans ma maison de campagne. Sans doute car l’endroit est lié au décès de ma femme.

Je devais bien maintenant me résoudre à l’idée que j’avais été la proie d’un cauchemar, et que sa personne même y jouait un rôle. Je me gardai de le lui révéler tant il paraissait rajeuni, et parce que je ne voulais pas détourner son attention de cette joie profonde que j’avais rarement observée auparavant chez qui que ce fût. Moi qui me spécialise dans l’analyse des comportements, me voici confronté à une curieuse coïncidence mentale !

M. BACKELJAU

Fin

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