Ce soir-là (Suite)

Papier

Comme je remontais l’escalier, je me demandai si je ne rêvais pas. C’est avec un absolu soulagement que je rentrai chez moi. Je me sens bien dans mon studio.

Quand il fut question de m’installer près du labo de sciences comportementales, mes parents et moi n’eûmes pas à chercher longtemps. Nous tombâmes rapidement d’accord : eux, car le propriétaire leur inspirait confiance et que le loyer était raisonnable ; moi, trop heureux de mon indépendance, sentiment renforcé par l’occupation du dernier étage ; nous tous, car les lieux avaient été rafraîchis et dégageaient un sentiment de bien‑être*.

Dans la pièce principale, en façade avant, de part et d’autre de la cheminée avaient été aménagés des rayonnages, dont je fis principalement ma bibliothèque. Il ne me sembla pas nécessaire d’y installer une table à manger puisque le logement disposait d’une petite cuisine – seule une table basse ; deux fauteuils différents et quelques sièges complétaient le mobilier d’un espace qui paraissait ainsi singulièrement vaste. Mes parents m’avaient offert un épais tapis africain, aux motifs chauds et colorés : voulaient-ils aussi ménager la quiétude du locataire du dessous ?

La fenêtre de la chambre, plutôt petite, s’ouvrait sur un espace étonnamment calme. Si les immeubles de notre rue n’étaient flanqués que d’une cour, un jardin assez considérable éloignait les habitations en regard, de même que celles des rues sécantes, de telle sorte que le quadrilatère clos sur lequel j’avais vue du haut de mon troisième me donnait l’impression de vivre dans un parc privé.

Je rouvris la fenêtre, car il avait cessé de pleuvoir, et m’endormis aussitôt.

Le matin, je partis pour la fac et revins à la maison dans l’après-midi. Une enveloppe avait été glissée dans ma boîte ; à l’intérieur, un carton, frappé du logo de la célèbre chaîne de superettes où travaillaient mes voisins :

Voulez-vous passer chez nous vers 18 heures ?
Nous tenons à vous remercier de l’assistance que vous nous avez prêtée hier soir
et à vous présenter nos excuses pour nos propos inconsidérés.
Christelle & François.

À mon arrivée, ils se montrèrent très enjoués, m’invitant immédiatement à m’asseoir à table : « Ce serait plus facile. » En effet, en dehors du coin à manger, seul permettait de s’installer un divan deux personnes, devant le téléviseur. Je les remerciai de leur invitation, et les félicitai pour l’élégante formule qu’ils avaient couchée sur le bristol. Ils se penchèrent tous deux par-dessus la table pour me chuchoter à l’oreille, arrosant ainsi les biscuits secs de force postillons :

— C’est notre gérant qui nous a donné l’idée du carton imprimé au nom de l’entreprise : c’est classe, et cela développe l’image de la société. On lui avait demandé conseil pour le texte, c’est un ancien professeur de français qui a redéployé sa carrière : il a préféré, nous a-t-il déclaré quand il est entré en fonction, vivre avec des adultes qui travaillent et compter les bénéfices plutôt qu’avec des ados qui ne travaillent pas et compter les échecs.

— Je suis encore ado et je travaille, et je n’ai jamais échoué ! Certes, j’étudie moins la langue que les individus qui la parlent…

— Oui, mais vous ne pouvez pas tout comprendre. Nous, on est dans la boucherie. Dans le « frais ». L’important, surtout, c’est le s…

— … service à la clientèle ! glissai-je.

— … et d’ailleurs, vous ne nous le demandez pas ? Nous avons résolu la question des intercalaires ! Le magasinier qui travaille le samedi n’y connaît rien : il ne savait pas où trouver la réserve de papier alimentaire. Christelle a pu faire la mise en place avant l’arrivée du premier client…

— Oui, j’ai pu !

— … comme si de rien n’était !

— François dit toujours que le jambon sans papier, c’est comme un journal sans publicité ! Il a raison, l’impor…

— Mais, avec vous, je ne vois pas le temps passer, et je ne voudrais pas paraître importun. Je suis heureux que vos problèmes professionnels soient réglés. Ce fut un plaisir, etc.

De cette entrevue, je dégage la conclusion suivante : si je veux un jour parler avec l’un ou l’autre de ces deux-là, je me présenterai dans leur magasin où je serai sans doute mieux écouté comme client que je ne le fus chez eux comme voisin.

M. BACKELJAU

Fin

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