Reflets (Suite)

Seul en saule

Que s’était-il donc passé en cette après‑midi de vacances, comme toutes les autres sinon qu’elle était ensoleillée, que maman ne voulût point entendre ?

Les prairies où nous jouions des heures entières étaient sillonnées çà et là de rangées de saules têtards, c’est-à-dire taillés chaque année pour que leurs branches ne retombent pas à la manière des pleureurs. Ces rideaux arborés stabilisent le terrain et réduisent l’ampleur des vents. J’aimais particulièrement grimper dans l’un de ces arbres, et, du haut de ce perchoir, me sentir libéré des ingratitudes commises à l’encontre des enfants comme moi. Il était rare que ma sœur consentît à se hisser vers ces sommets. Il arrivait donc plus que de coutume qu’elle s’ennuyât au pied de ce stupide nichoir et s’en fût chercher quelque consolation auprès de nos parents. À mon retour, elle savourait une macédoine de fruits, ou un flan retourné, ou quelque autre « surprise ».

J’étais une fois encore seul à régner sur les pâtures…

De cet observatoire privilégié, rien ne m’échappait. Aussi mon attention fut-elle alertée par un point foncé, au loin dans le ciel. Au début, je crus que c’était un avion, mais la trajectoire n’en était pas assez régulière, je dirais même qu’elle me paraissait capricieuse… Un hélicoptère, oui, mais la forme de l’objet qui s’était maintenant rapproché, en était différente, et je n’entendais pas le bruit de turbine caractéristique de ces engins-là… Et puis, je voyais des ailes, deux grandes et larges ailes qui – mon Dieu ! – s’agitaient en battements réguliers ! Je pris peur. Une irréductible panique.

Il était maintenant au-dessus de la prairie… et on aurait dit une vache, par la taille en tout cas, car les pattes, même repliées pour voler, me paraissaient moins hautes que celles des bovidés. Quoique, à cette hauteur encore, je ne fusse pas sûr… Mais alors, les ailes ! quelles ailes ! je ne dirais pas un excès d’ailes, car pour porter une telle masse, il en fallait !

L’animal fondit soudain vers moi. Un vol plané en une courbe menaçante. J’étais perdu ! Les minces branches du saule constituaient des barreaux bien dérisoires dans le cas présent pour assurer ma protection ! Accroupi et replié sur moi-même, je restai prostré. Un sifflement me fendit les tympans quand l’oiseau passa à ma hauteur. Son corps n’était pas couvert de plumes mais d’écailles vertes et les énormes pattes étaient celles d’une monumentale grenouille…

Je compris immédiatement qu’il ne m’avait pas vu et que je ne risquais rien, du moins provisoirement : c’était l’abreuvoir qui l’intéressait. La nappe d’eau avait jeté un reflet sur l’oiseau en vol. Un bruit de succion plus que de lapement… puis l’animal posa une patte sur le rebord du bac, qu’il renversa sans peine. Cinquante litres d’eau venaient d’être bus ! Le taureau avait fait mine d’approcher mais il battit en retraite comme le monstre tournait la tête dans sa direction ! Et l’animal s’assoupit. Il resta immobile un moment, je ne pourrais pas dire combien de temps. Tout le long du dos, qu’il avait plus foncé que les flancs, une crête osseuse courait, en se réduisant, de la tête à ce qu’il faut bien appeler une queue, comme celle d’un crocodile géant.

Soudain, le pachyderme se hérissa, et d’une battue plus souple que je ne l’eusse cru, s’élança dans les airs. Il fit un tour au‑dessus de la prairie et, de ses quatre puissantes pattes, saisit et emporta un mouton.

Il me fallut plusieurs dizaines de minutes pour recouvrer mon calme. Et c’est encore dans un état second que je me laissai glisser le long du tronc pour retrouver le chemin de la ferme. La scène que je venais de voir était gravée dans mon esprit, certes, mais les mots me manquaient pour l’évoquer. Je ne savais d’ailleurs pas très bien s’il convenait de faire allusion à ce spectacle hallucinant dont j’avais été le témoin.

De retour chez mes parents, ç’avait été la peur d’une réapparition de l’animal, surtout quand je pensais au mouton, qui avait ouvert toutes grandes les vannes de mon épanchement. Le lecteur sait comment maman les avaient refermées.

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