Reflets (Suite)

Enfance

Tôt le matin déjà, une jolie liste de tâches à accomplir occupait une bonne partie de notre journée. Ma sœur et moi, nous nous accommodions de beaucoup de ces missions, dont certaines pouvaient se révéler plaisantes, mais il en était aussi qui prenaient des allures de corvées.

Que je me souvienne : mettre et débarrasser la table, essuyer la vaisselle, peler les pommes de terre, balayer le sol et « faire les poussières », nourrir les poules et les lapins, vider la poubelle de cuisine dans le tonneau derrière la resserre, aider à pendre le linge sur le fil du jardin – telles étaient les besognes routinières.

Mais nous étions également investis de charges d’exception. Papa nous avait accompagnés la première fois : il fallait porter deux gros paniers d’œufs de nos poules jusqu’à la ferme où un vieux couple de paysans nous les achetait. Trois ou quatre kilomètres de prairies à traverser. Avec une grosse loupe – En 1960, la calculette électrique de poche n’existait pas – il consultait en premier, elle ensuite, un carnet de multiplication imprimé où figuraient au centime près tous les prix multipliés par les quantités défilant à perte de vue. Et le verdict tombait sous une petite avalanche de monnaie, et peu de billets.

Lorsqu’elle préférait nous voir ailleurs, ou qu’elle en eût réellement besoin, maman nous envoyait chercher trois citrons, ou de l’eau de javel, ou une bouteille d’huile, chez l’épicier de Beert. Une route étroite, bordée d’un ruisseau recueillant principalement les eaux de pluie, serpentait sur plusieurs kilomètres, éloignant davantage cette boutique de notre maison. Après avoir épuisé l’arsenal des passe‑temps* et autres jeux de conversation, nous avions donc le temps de procéder en silence à notre examen de conscience. Et soudain émergeait la place où était installée l’épicerie, face à l’église.

Quelle récompense que ce spectacle ! Tous les espaces vitrés étaient protégés de treillis, métalliques ou de bois, je ne me souviens plus, donnant au commerçant des allures de ministre du culte derrière un confessionnal ! Une diversité hallucinante d’objets, rangés serrés du sol au plafond, de l’entrée aux profondeurs de la boutique, occupaient toute notre attention, quelle que fût la file des ménagères qui nous précédaient. Car l’épicerie n’était qu’un rayon secondaire de cette herboristerie-droguerie-quincaillerie : bonbonnes de gaz, lampes‑tempête*, épingles à cheveux, pantoufles, biberons, savon à barbe, pierre d’alun, mort‑aux‑rats, volières, graines pour perroquet, seaux et serpillières, que sais‑je ? – rien ne manquait pour survivre, quelles que fussent les conditions d’existence ! Ici, un moulin à râper le fromage, là une énorme bouteille surmontée d’un siphon à poire pour servir l’eau de Cologne. Plus loin, un établi pour ajuster aux manches pelles, râteaux et autres binettes.

Ce jour-là, il nous fallait de la toile moustiquaire, et des « cavaliers » pour la fixer au cadre de bois. Je suivis le boutiquier entre des rangées de casseroles et de passoires, de tournevis et de tenailles. Il découpa le métrage du rouleau suspendu horizontalement, et me remit l’article tenu enroulé par un élastique. C’est là que je fus le témoin d’un phénomène stupéfiant.

Sachez simplement qu’à mon retour devant le comptoir, l’épouse, qui avait donné quelque bonbon à ma sœur, se contenta de répondre à mon inquiétude – mais, elle qui pratiquait peu le français, m’avait-elle compris ? – par ces quelques mots :

— Mon mari, vous savez, il va, il vient, je ne sais jamais où il est. Ça fera trente-deux francs cinquante-cinq*.

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 faire (tomber) la poussière

Expression appartenant au registre familier,
selon le dictionnaire
« Trésor de la Langue Française informatisé ».

Utilisons simplement : épousseter.

Quant à  faire les poussières, il s’agit d’un belgicisme que pratiquait maman et d’une activité que ma sœur et moi menions à bien.