Reflets (Suite)

Crocodiloptère

Comme nous aimions le faire, mon épouse et moi avions pris la route tôt le matin. En ce premier dimanche de juin, la météo était radieuse. La chaussée de Mons nous avait conduit vers Halle, où nous avions pris à droite la N28 vers Ninove. Nous roulions à hauteur de Beert‑Bellingen, quand nous entendîmes un croassement profond, si violent que les vitres du véhicule avaient vibré : nous étions abasourdis ! Si l’on rencontrait des éléphants dans le Payottenland  , nous aurions compris d’où venait le barrissement… et, si les bières de la région sont capiteuses, nous n’en avions pas tâté…

Notre joyeux sentiment d’insouciance avait été coupé net, et je continuais sur le qui‑vive, les nerfs tendus et les mains crispées sur le volant. Mon épouse scrutait les environs à la recherche de l’indice révélateur. Rien, nous n’avions rien vu. Au moment où affluaient mes souvenirs d’enfance, et que j’hésitais à en faire part à ma compagne, la radio interrompit une sérénade de Mozart pour diffuser à très haute puissance une « information routière » :

« Un phénomène étrange a été rapporté par plusieurs usagers de la route en province du Brabant. Les services du Ministère de l’Intérieur conseillent à tous les automobilistes et camionneurs circulant actuellement dans cette région d’interrompre leur route le plus rapidement possible et de ranger leur véhicule. Des informations plus précises seront diffusées dans les prochaines heures sinon dans les minutes qui suivent. Nous répétons : … »

D’un coup d’index, je passai de la chaîne classique à Radio Première. En effet, le ton des interlocuteurs indiquait un développement de cette actualité. Un espace de terre battue couverte de gravillons à ma droite accueillit opportunément la voiture. Je coupai le moteur, et nous écoutâmes.

« … il y a quarante ans, un enfant de onze, douze ans aurait prétendu à ses parents l’avoir vu. Le père y aurait fait allusion chez l’épicier. On en aurait discuté dans les estaminets au sortir de la messe du dimanche, parce que le sujet était pittoresque et titillait les imaginations. Mais il fut vite épuisé. Comme le crocodiloptère   – c’est bien le nom qu’il porte, professeur ? – comme le crocodiloptère ne s’était pas manifesté aux vêpres, les villageois cessèrent d’en parler : dans les campagnes, on aime le cocasse, on se méfie du ridicule… »

La journaliste présenta alors un spécialiste, qui, précisa-t-elle, avait une très grande « expertise » en matière d’animaux préhistoriques. Selon lui, le crocodiloptère vivait dans le loch Ness. L’animal était amphibien. Dans ses conditions normales d’existence, l’espèce en restait à ce stade. Mais, la nourriture faisant défaut, ou pour d’autres causes mal connues, il arrivait que l’animal mutât en deux ou trois générations. Il prenait alors son envol vers d’autres étendues d’eau, où il allait fonder une nouvelle colonie. Le paléonto-erpéto-ornithologue fut interrompu par un bouillant orateur :

« Selon les lois élémentaires de l’aérophysique il est strictement impossible qu’un animal de ce poids puisse voler, quelle que soit l’amplitude de ses ailes !

— Si l’animal connaissait vos conclusions, peut-être ne volerait-il pas… Toujours est-il que le crocodiloptère est ovipare, comme reptile dans l’eau ou comme oiseau.

— À ce sujet, monsieur le professeur, je crois que vous avez une recommandation importante à communiquer…

— En effet ! La coquille des œufs de crocodiloptère est extrêmement épaisse et résistante. Elle ne se fragilise qu’à l’approche de l’éclosion. Ainsi, lors de ses migrations, arrive-t-il à la femelle de pondre en vol. Étant donné le poids initial de ces œufs, et celui atteint par leur chute… »

Nous regardâmes tous les deux à notre droite, en direction d’où provenait le bruit de tôle froissée : le pavillon d’une Volvo en stationnement à dix pas de nous avait été écrasé et les vitres des portières s’étaient brisées. Nous sortîmes de la voiture et nous approchâmes : plus gros qu’un ballon de rugby, l’œuf était posé dans le creux de la tôle comme dans un nid, indemne. Instinctivement, nous levâmes la tête mais le ciel était parfaitement dégagé…

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 Crocodiloptère (hapax) :

Animal cumulant les caractéristiques des rapaces accipitridés et des reptiles crocodiliens, mais dont la taille est le triple de ces derniers.
Du point de vue de l’hybridisme, seul l’ornithorynque lui est comparable.
À ce jour, le crocodiloptère ne se rencontre que dans une nouvelle littéraire.
 « Paléonto-erpéto-ornithologue » :
Appellation imposée à l’auteur par l’actualité, composée des noms ci-dessous.

Paléontologue (ou : paléontologiste) :
Spécialiste dans l’étude des fossiles (lesquels remontent aux périodes préhistoriques) et dans la reconstitution du mode de vie qui y était lié.

Erpétologue (ou : herpétologue/logiste) :
Naturaliste qui étudie les reptiles.

Ornithologue (ou : ornithologiste) :
Naturaliste qui étudie les oiseaux.

Complément d’info :     

Quand l’animal ne se « trouve » pas mais est évoqué, le cryptozoologue cherchera des preuves flagrantes où se recensent les preuves manquantes.